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Une année dans le Finnmark, épisode 1

Ski de fond sur le plateau de Gakorimyra,  janvier 2017

Paysagiste à Alta pendant un an, je souhaite faire partager ce que fut mon quotidien. J’ai donc entrepris d’écrire de courts récits mensuels où je développe un moment lié aux pratiques de ce territoire. Il s’agit tantôt de raconter ses paysages, ses usages, son climat si particulier mais également, de montrer comment le réchauffement climatique impacte directement ces espaces.

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Ett år i Finnmark, norske Lappland
Langrenn på Gakorimyra, janvier 2017

13.01.2017, 18h35, Alta, Norvège

– Check if it’s the right size!1
Anita, la directrice de l’agence, me désigne des chaussures de ski dans un sac plastique à l’angle de la pièce. Nous sommes au sous-sol de l’agence à la recherche d’une paire de skis. La pièce est longue et étroite, remplie de classeurs et de boîtes d’archive en carton. Diana, ma collègue paysagiste, est descendue avec nous. Tandis que j’essaie tant bien que mal d’enfoncer un pied dans une chaussure de ski marron, elle sort deux longs skis cachés derrière des classeurs noirs et rouges.
– Here they are!2
Je relève la tête, pliée en deux, occupée à essayer les chaussures.
– They are a little bit old but it’s going to be fine for tomorrow. We aren’t going for a long tour!3
En effet, nous profitons du weekend pour nous rendre sur un site de projet à l’étude en ce moment. Il s’agit d’un nouveau complexe de 5 bâtiments de logements et des espaces extérieurs qui l’accompagne. L’objectif de cette visite est de se rendre compte de la topographie du terrain pour la comparer à la carte que nous utilisons à l’agence. Il importe de placer les bâtiments le plus intelligemment possible sur la parcelle. Compte tenu de l’épaisseur de neige et de l’inaccessibilité de la parcelle en hiver, nous sommes obligés d’y aller en ski.
Je lace la seconde chaussure et marche un peu.
– Alors ? demande Diana qui parle aussi le français.
– I think it’s ok4.
J’emporte les skis et les chaussures à l’étage. Anita éteint les lumières de la pièce et referme la porte. Il fait froid entre les hauts murs en béton du sous-sol. J’appelle l’ascenseur et nous remontons à l’agence. Nous nous mettons d’accord sur l’heure du rendez-vous. Au mois de janvier, c’est encore la nuit polaire ou mørketid5. Les meilleures heures pour profiter de la clarté sont entre 12 h et 14 h. Il ne faut pas traîner. Le rendez-vous est fixé à midi devant l’agence.

14.01.2017, 9h30, Alta, Norvège

L’alarme de mon téléphone sonne. Déjà. J’ai dormi presque 12 h et pourtant, je sens que je pourrais dormir encore. Je consulte la météo. L’application norvégienne de mon téléphone indique -8 °C, nuageux. Je me hisse hors du lit, hausse les stores. La chambre reste pourtant dans la pénombre. Dehors, le ciel est d’un gris moyen homogène. J’allume la lumière.

À Alta, la nuit polaire s’étend du 25 novembre au 16 janvier. Il ne fait pas nuit noire 24 h sur 24 comme on peut s’imaginer lorsque l’on entend ce terme pour la première fois. À cette période de l’année, la luminosité et la durée du jour sont très faibles. Il serait plus judicieux de dire qu’il ne fait pas nuit noire d’environ 8 h 30 à 16 h. Le soleil est absent. Seule la masse nuageuse s’anime de dégradés de gris et de bleus allant des teintes les plus sombres aux teintes les plus claires. Le paysage blanc ne change pas. Il n’y a que le ciel pour apporter de sensibles variations de couleurs. Les lampadaires restent éclairés 24 h sur 24, tout comme les lumières des habitations. Le besoin de luminosité est si grand que les Norvégiens ne peuvent se résoudre à éteindre les lumières, même de nuit. La blancheur de la neige réverbère la faible lueur du ciel et augmente un peu de clarté. Le corps et le cerveau ont constamment l’impression d’être dans une ambiance de « fin de journée ». Après la mi-janvier, les journées rallongent de quelques minutes chaque jour. On ne constate pourtant pas immédiatement la différence. Il faut attendre la fin janvier et début février pour que le soleil fasse son apparition, derrière les montagnes puis très bas dans le ciel.

14.01.2017, 12h05, Alta, Norvège

La voiture d’Anita tourne sur Løkkeveien, entre les bâtiments austères et le grand parking qui fait face à l’agence. Diana et moi la regardons arriver, skis, bâtons et sac à dos dans les mains. Elle s’arrête devant nous, au milieu de la route. Enthousiaste, bonnet sur la tête, elle entame la discussion tandis qu’elle fixe nos skis sur le toit.

Nous montons en voiture. Les portières claquent. Dans l’habitacle, la radio apporte un peu de gaité au calme du petit centre-ville. En hiver, les bureaux vides le weekend, les allées désertes et le ciel sombre peuvent vite lui donner des allures de ville fantôme. La voiture démarre, fait le tour du parking et s’arrête. Au milieu de la voie, une paire de skis turquoise nous barre la route. Visiblement le conducteur ne s’est pas aperçu que ses skis étaient mal attachés. Anita sort de voiture, ramasse les skis et les plante dans un tas de neige qui dissimule une partie de la route et du trottoir. Nous redémarrons. Le bruit des chaînes autour des pneus et le ronronnement du moteur nous bercent. La route n’est plus qu’un amas de neige compactée. Nous nous dirigeons vers Bossekop par l’E6, route principale d’Alta. Des voitures aux phares jaunes circulent mollement dans la pénombre. Un jeune homme sur un vélo aux roues très larges monte la pente en direction du centre-ville. Comment trouve-t-il la force de faire un tel effort pendant le mørketid ?

Nous tournons à gauche, sur un quartier résidentiel composé de maisons individuelles en bois. Les habitations s’effacent pour laisser place aux pins. Kerstin, architecte qui travaille également à l’agence, nous attend, skis aux pieds, à côté de sa voiture.

Diana m’aide à chausser mes skis. Une enfant, pas même 4 ans, passe près de la voiture dans sa combinaison rose. Sans bâtons pour l’aider, elle trottine en gazouillant toute seule. Un peu plus loin sa mère l’appelle et lui fait signe.
Diana me voit pâlir et essaie de me mettre à l’aise :
– Laisse tomber, ils sont norvégiens, ils naissent avec des skis aux pieds.
Anita m’explique les bases du ski de fond. Chasse-neige dans les descentes. Skis parallèles la plupart du temps. Skis en V dans les pentes. En cas de perte d’équilibre, se laisser tomber sur le côté. Je n’ai jamais fait de ski étant petite. La première et seule fois que j’en ai eu l’occasion, c’était avec une amie et j’avais 22 ans. J’en garde un souvenir de frayeurs sur une piste bleue. Anita me rassure, ce sont des vieux skis, ils ne devraient pas beaucoup glisser. Le froid me pique les mains. Je serre les bâtons.

Nous nous enfonçons sous les pins. Sur la piste de neige tassée par le passage répété des promeneurs, deux rails sur la droite montrent l’itinéraire emprunté par les skieurs. Je m’insère dans leurs traces, dans l’espoir que l’effort à fournir soit moins intense. Le paysage ondule. Petites descentes. Légères pentes. On m’avait pourtant promis un plateau.
Un, deux. Un, deux. Me répète Diana.
– C’est comme si tu faisais du patin à glace ou du roller !
La comparaison ne m’aide pas beaucoup. Je me sens engoncée avec toutes mes couches de vêtements. Mon dos est en sueur. Je suis le convoi comme je peux. Heureusement, nous ne rencontrons que peu de monde. Je perds patience et laisse Diana s’éloigner. Anita et Kerstin sont loin devant.

Après plusieurs minutes, j’émerge du coteau. Le plateau de Gakorimyra est séparé en deux par la piste longue et droite. Des bouleaux rabougris sont enfouis dans la neige. Des pins, plus hauts, ont réussi à ne pas se laisser enfouir sous la poudreuse. La silhouette des montagnes au loin sépare la masse neigeuse du ciel pâle. Ils se confondent presque. Anita a déjà sorti la carte lorsque j’arrive à sa hauteur. Un volume de neige imposant recouvre le paysage. Je mets un moment à situer le site de projet. Il faut une bonne observation et une grande connaissance du territoire pour deviner la topographie du terrain. Impossible de savoir précisément les limites de notre parcelle. Je finis par me repérer grâce aux habitations à l’horizon et aux lignes haute tension dans notre dos. Kerstin m’indique la route. Si l’on tend l’oreille, on peut entendre le bruit de la circulation. Le plateau est plus irrégulier que ne le montre la carte. Après quelques annotations, nous nous écartons de la route pour faire un feu et griller des saucisses, tradition norvégienne oblige. Je ne cache pas ma joie. Je vais enfin pouvoir me débarrasser de mes skis. En dehors de la piste, la neige n’est pas tassée et donc moins glissante. Je me faufile dans les traces faites par Diana. Les skis s’enfoncent d’une vingtaine de centimètres. Une fois l’endroit choisi, je retire mes skis. Enfin. En un instant, je comprends toute l’utilité des skis dans un tel environnement. La neige craque sous mon poids. Je m’enfonce jusqu’aux genoux.

Le campement s’organise. Anita sort des morceaux de planches de son sac à dos et les assemblent pour faire un feu. Je suis réquisitionnée avec Diana pour aller chercher du petit bois de bouleau. Il n’y a pas de bois mort. J’ai mauvaise conscience d’arracher des petites branches à des bouleaux déjà chétifs. Kerstin sort les tapis de sol. Le feu est installé à même la neige. Nous nous réchauffons les mains au-dessus des flammes. Anita coupe de fines branches de bouleau à l’aide d’un couteau. Quatre saucisses se trouvent bientôt piquées à leurs extrémités et plantées dans la neige près du feu. Les gâteaux secs que j’ai emportés me font très peu envie comparés aux saucisses chaudes. Le froid m’empêche de faire des actions précises avec mes doigts. Je me sers précautionneusement une tasse de thé. Je suis gelée. La gorgée de thé me brûle l’œsophage. Je retire les morceaux de neige qui se sont glissés entre le bas de mon pantalon et mes chaussettes, au niveau de mes chevilles. Au fur et à mesure, le feu fait fondre la neige et s’enfonce dans la masse blanche.

Malgré la douce chaleur du feu, il faut repartir et faire le trajet inverse pour regagner la voiture avant la nuit complète. La fatigue se fait sentir bien qu’il ne soit que 15 h 30. La pénombre et l’obscurité de cette période de l’année fatiguent le corps. Bien que je sache parfaitement que nous sommes en plein après-midi, mon horloge biologique, elle, pense fermement qu’il doit être autour de 22 h !

Le ventre plein et réchauffées, nous roulons les tapis de sol sur lesquels nous étions assises. Kerstin pousse de la neige avec son pied pour éteindre le feu. Chacun ramasse ses affaires. Je rechausse mes skis et prends une dernière photo.

 

 

 

 

Note / Bibliographie :

1.En français : « Vérifie si c’est la bonne taille ! »
2.En français : « Les voici ! »
3.En français : « Ils sont vieux mais pour la balade de demain, ça devrait le faire ! Nous n’allons pas loin. »
4.En français : « Je pense que ça va. »
5.Terme norvégien qui correspond à la période de l’année où le soleil ne se lève pas et n’est pas non plus visible à l’horizon. (Mot à mot « temps sombre » en français, plus connu sous l’expression nuit polaire).

Pour référencer cet article :

Lucie D'Heygère, Une année dans le Finnmark, épisode 1, Openfield , 15 juin 2017

14 h 23 – Gakorimyra 1 ©D’Heygère Lucie
14 h 25 – Gakorimyra 2 ©D’Heygère Lucie
14 h 32 – Hors-piste au milieu des bouleaux ©D’Heygère Lucie
14 h 33 –A la recherche de bois ©D’Heygère Lucie
14 h 24 – Campement dans la neige ©D’Heygère Lucie
14 h 41 – Pique-nique nocturne ©D’Heygère Lucie
15 h 17 – Nuit d’après-midi ©D’Heygère Lucie