Cela ne pouvait pas être seulement cela. Un ancien poste de douane me rappelait seulement les légères impatiences connues enfant, au passage des frontières, un léger inconfort de devoir passer devant les douaniers, de montrer patte blanche… C’était quelque chose au moins qui me faisait sentir le poids du voyage, sa force romantique. Je me sentais passer de l’autre côté. C’était une petite aventure, mais une aventure tout de même. Je savais alors que le monde derrière cette frontière en était un autre. Que je trouverais une autre langue, une autre façon de manger, de vivre, de paresser. Les douaniers étaient alors pour moi les princes de cette limite.
À la frontière le temps prenait du retard sur l’espace. Mon corps franchissait la limite, mon esprit restait à la traîne, freiné, alourdi par la conscience du pays que je laissais. Il réclamait de la lenteur, se refusait un peu à ce nouveau paysage, à ce nouveau pays. Puis quoi. Je voulais sentir l’épaisseur de cette frontière, et le temps de cette épaisseur, prendre le temps de me défaire de l’un, me préparer pour l’autre. Comme on enlève son manteau dans une antichambre, comme on y oublie les bruits de la rue et la lumière du jour avant d’entrer dans la maison. Je voulais un espace qui me donne du temps. Le temps du changement.
De la France à l’Espagne, de l’Espagne à la France, si fine pourtant était cette limite que je pouvais marcher sur son fil, les bras tendus, un bras dans chaque pays. Et mon esprit coupé en deux. Je cherchais en vain un espace de vide, sans appartenance, un espace qui me donne du temps : une antichambre. Une antichambre avant l‘Espagne.
Octobre 2005
Hendaye – Irún
Hendaye, j’étais en France. Irún, j’étais en Espagne. Hendaye. Irún. Irún. Hendaye. Je n’avais rien vu venir. Les voitures, derrière moi, m’ordonnaient d’avancer, me poussaient malgré moi de l’autre côté. Je n’avais rien vu. Pas même le pont minuscule et étroit sous lequel coulait la Bidassoa. Pourtant l’Espagne était là. Ce n’était pas tant dans le paysage que dans l’air ambiant. J’avais lu sur le visage des gens, dans leurs traits, leurs bouches, le signe de leur langue ronde et chaude. J’avais perçu que ces visages ne parlaient plus le français. Et dans leurs yeux peut-être, une teinte particulière. Tout avait changé d’un coup sans que rien vraiment ne change. Dans les enseignes, dans les couleurs, dans les sons et dans l’air qui passait entre les rues, le monde était devenu espagnol.
Le col de Lizaieta
Six heures plus tard, six heures du soir et la nuit tombait. Je repassais en France par le col de Lizaieta en Pays basque. La montagne semblait avoir été décapitée de son sommet pour faciliter le passage. Il y avait un grand replat de gravier, avec un chêne au milieu, pile-poil sur la ligne de la frontière. Quelques constructions et un bar où se vendaient aussi des souvenirs. Assis à la terrasse, cinq chasseurs bordelais sirotaient une dernière bière, le regard levé vers le ciel et vers les palombes venues en masse tournoyer dans les courants d’air entre France et Espagne. Des ornithologues aussi étaient là, l’œil braqué derrière leurs jumelles, ils comptaient les palombes que les chasseurs regardaient. Placé d’un côté de la porte du bar, un chasseur espagnol lançait et bredouillait quelques mots que rattrapaient au vol et ponctuaient les cinq chasseurs français, assis de l’autre côté de la porte.
Je passais la nuit dans la voiture, sur le parking, sur la frontière. Les moteurs me surprirent avant le jour. La plateforme était devenue un parking, et des portières claquantes surgissaient à nouveau les chasseurs, tandis que des ornithologues s’équipaient à nouveau de leurs jumelles. Les palombes arrivèrent, le premier rang des hommes se mit à compter, le second rang épaulait déjà les fusils. Les plombs tirés dans l’air explosèrent puis crépitèrent comme une pluie fine. Il était temps de partir. Je quittais enfin le replat du col, les flancs pentus de la montagne divisaient à nouveau le monde en deux, je plongeais à nouveau en France.
Dancharia
30 minutes plus tard, j’étais repassé en Espagne au niveau de Dantxaria. De ce passage, je ne retrouve pas de note et je ne sais pas pourquoi.
Col d’Ispéguy
Je resurgis de l’Espagne vers midi, au niveau du col d’Ispeguy. Une route sinueuse, puis une borne en pierre, un alignement de tilleuls, dans le repli d’un col, un léger abaissement de la montagne qui acceptait ainsi, en s’inclinant, un passage ; qui ménageait dans son épaisseur un léger entrebâillement pour que les hommes (et leurs voitures) passent.
J’avais été heureuse de trouver cette rangée d’arbres, moi qui partout cherchais des traces de la ligne dans le paysage. Ils offraient de l’ombrage et protégeaient un peu du vent la dernière terrasse d’Espagne. La France qui économiquement ne tirait pas profit de ses frontières avec l’Espagne ne s’installait pas sur les cols. Les Espagnols étaient donc toujours les derniers ou les premiers sur place, selon le côté duquel on arrivait. Pompe à essence, paquets de tabac et bouteilles de vin se tenaient ainsi sur la marge. Paradoxalement cela m’offrait dans ce voyage en zigzag un sursaut de grâce, un sursaut d’Espagne avant de repasser de l’autre côté. Le plaisir décuplé d’un café que l’on boit lentement, pour différer encore un peu, le moment du passage.
Arnéguy – Valcarlos
À 14 h, au sud de st Jean Pied de Port, je passais d’Arnéguy, France, à Valcarlos en Espagne (aujourd’hui Luzaide en Basque). La frontière suivait à cet endroit la ligne d’une rivière qui portait également deux noms, Nive d’Arneguy ou Rio Luzaide, et que venait doubler la ligne de la route. Si la ligne de crête de la montagne imposait de part et d’autre la chute des eaux et des pierres ; la ligne de fond du torrent était à l’inverse l’espace de leur accumulation et de leur rencontre. À cet endroit la frontière séparait en même temps qu’elle rassemblait.
Chaque jour Arnéguy contemplait Valcarlos. Les fenêtres des maisons de France regardaient celles des maisons d’Espagne sur le flanc d’en face. Vis à vis régulier et immuable. Avec quelles pensées les habitants de ces deux côtés regardaient-ils ce filet d’eau qui pourtant, au cours de l’Histoire, avait imposé son ordre. Les Allemands s’y étaient arrêtés au bord de l’Espagne quand Arnéguy fut occupée et non Valcarlos. Tous les soirs les soldats allemands venaient boire le vin aux tables espagnoles. « Aqui no mandaban, eran los dueños, pero no mandaban » m’avait dit là-bas une femme en Espagne. Les habitants d’Arnéguy se mariaient civilement à la mairie française et religieusement dans la paroisse espagnole. Et les messes durant la Seconde Guerre étaient alors l’occasion pour les Français d’aller, un temps, le temps d’un sermon, rendre visite, sous escorte, à leurs amis et famille d’Espagne.
Le Somport
Le jour suivant, à midi. Il y avait deux façons de passer par le Somport, il fallait choisir le col ou le tunnel. J’étais passée par le tunnel et puis par le col.
Kilomètres de noirs, de lumière jaune, de radio impossible, de moteur étouffé, autant de minutes sous la terre, sous les Pyrénées. Si le tunnel était une façon de nier le paysage, de ne pas le voir, de passer vite et bien, il était pourtant la meilleure expression du passage. Pour moi, en tout cas, qui le temps de cette traversée dans les profondeurs, le moteur réglé à 70, l’hypnose légère provoquée par cette nuit subite et cette lumière diffuse, avais savouré cet instant de passage, ce non-lieu, ce passage vers la France.
Le col lui ne ménageait pas cette distance, il mettait côte à côte les deux pays. Je passais devant l’ancienne douane française puis devant l’ancienne douane espagnole, bâtisses posées là, au milieu de la montagne, à une hauteur telle que l’herbe hésitait à en couvrir les flancs. Des Pyrénées plus hautes et plus arides que jamais, loin de leur image de douceur que je leur accordais. Les sommets autour du Somport étaient ce jour gris de roche dressée comme douloureuse, attendant la neige qui viendrait adoucir et panser cette roche à vif. Certains pans de cette montagne exhibaient même une roche rouge ou carmine. J’étais à nouveau en Espagne.
Le col du Pourtalet
Dans la vallée suivante et parallèle, le passage à emprunter était le col du Pourtalet. La France arrivait derrière la ligne fictive, jointe à l’Espagne par cette route, comme deux siamoises crâne contre crâne. Il y avait bien deux cerveaux et deux pays. Avec l’Espagne, une station entière de boutiques, de parking et de ventas. Les enseignes se succédaient, supermarchés des altitudes. Dernières courses, dernières ristournes. Avec la France, j’entrais à cet endroit dans le Parc Naturel des Pyrénées, une route encaissée dans d’étroits vallons, une route au milieu d’un paysage que des normes protégeaient, que l’on voulait naturel. Au Pourtalet, la frontière avait pris de l’épaisseur sous le poids du différentiel économique, elle avait fait de cette frontière un lieu de pause et de consommation, consacre comme tel. Aussi tristes soit ces supermarchés, aussi tristes soient ces voitures et ces files d’attente, je m’étais trouvé ici comme je ne pouvais pas être ailleurs. Ce lieu a deux faces existait par la force de la frontière, par cette discontinuité.
Col du portillon
À midi, le troisième jour, j’approchais au col du Portillon. Une frontière que la forêt rendait plus invisible encore. À rouler au milieu des épicéas et sous la pluie, je pensais ne pas la voir. Mais il y avait eu un élargissement soudain de la voie, un replat, et la sensation d’atteindre le seuil. En plein centre de la voie se trouvait une borne qui disait France et qui ne disait pas Espagne. J’avais quitté la voiture pour aller m’asseoir un peu en contrehaut. J’écoutais venir les voitures. Je les entendais approcher, à peine avais-je le temps de les voir qu’elles disparaissaient. Elles avaient changé de pays. Voilà. Mais je croyais percevoir pourtant un léger ralentissement, une légère hésitation au niveau du col. La personne au volant hésitait un infime instant, je pouvais sentir le pied relâcher l’accélérateur.
Au sol, à l’endroit exact du passage, je me souviens qu’étaient tracés des lettres géantes et des dessins étranges que je n’avais pas su déchiffrer.
Entre Lès et Fos
Entre Lès et Fos passe la nationale et la Garonne. L’une suit l’autre. Au moment du passage de la frontière, la route change subitement de rive. Et je passais le pont du roi. Bienvenu en France.
Col du Perthus
J’arrivais avec le soir au col du Perthus. Cet endroit avait fini par monter l’angoisse. Il n’y avait plus de liberté au Perthus, seulement de la patience, la patience d’attendre parmi les voitures, parmi la foule absurdement compacte à cet endroit. L’autoroute et la nationale se regardaient également saturées. La ville, prise entre les deux, était une concentration de parking et de ventas. La frontière devait se situer quelque part entre le trottoir de droite et celui de gauche, au centre de la rue principale. Je m’étais demandé comment cette seule masse compacte, avec toutes ces rues en contact, ces impasses emmêlées, pouvait-elle se réclamer des deux pays. Deux villages étaient si imbriqués.
Portbou – Cerbère.
Au cinquième jour, j’étais arrivée au terme de cette expédition. J’avais passé et repassé la frontière, était montée et descendue sur les flancs des Pyrénées. J’arrivais sur la Méditerranée. Si à Irún, de l’autre côté, l’eau rentrait dans la terre pour me signifier la frontière, ici c’était la terre qui s’avançait pour découper la mer. Les Pyrénées se jetaient littéralement dans l’eau, leurs vignes et leurs opuntias accrochés aux flancs. J’avais roulé sur une corniche improbable, une route perchée au-dessus de l’eau, avec des virages à devenir fou. Un dernier col à passer, il y avait eu un panneau, un poste de douane, et ensuite une borne. L’espace de la frontière s’épaississait, je ne savais plus où je me situais, ce qu’était la France, ce qu’était l’Espagne. Je m’arrêtais au point le plus haut et grimpais encore une fois en contrehaut de la route pour observer les gens qui passaient. Des enfants étaient sortis d’une voiture, je les avais vus se camper au-dessus d’une ligne blanche tracée à même la route. Un pied en Espagne et un autre en France.
En levant les yeux, je vis se dérouler toute la ligne de crête. Je la voyais se dessiner
et puis se perdre. Se perdre aussi derrière moi, dans la mer. De ce côté-ci, un vieux mur m’accompagnait, il dessinait la ligne que je cherchais tant. Quand ce ne fut plus lui, ce fut une borne, une vieille casemate, un bunker, une pierre peinte en blanc. Et puis la roche bascula vers l’eau. La mer est toujours la fin de quelque chose. Penchée au bord de l’eau, je cherchais à lire sous l’écume la ligne qui séparait la France de l’Espagne, mais la mer, heureusement, se fichait bien des frontières.