Posted inRécits / Histoires

Une année dans le Finnmark, épisode 2

Laponie norvégienne, Février 2017

Paysagiste à Alta pendant un an, je souhaite faire partager ce que fut mon quotidien. J’ai donc entrepris d’écrire de courts récits mensuels où je développe un moment lié aux pratiques de ce territoire. Il s’agit tantôt de raconter ses paysages, ses usages, son climat si particulier mais également, de montrer comment le réchauffement climatique impacte directement ces espaces.

Posted on

Ett år i Finnmark, Norske Lappland, februar 2017

Le 10, 23h30, Alta, Norvège

Je rencontre Trond et Hege, un couple de norvégien d’une quarantaine d’années, lors d’un dîner chez Jens, mon collègue de travail. La soirée touche à sa fin. Je m’apprête à partir lorsqu’ils me proposent de se retrouver le lendemain pour une balade dans les montagnes.
– Si tu veux, tu peux te joindre à nous. On part pour la journée avec les motoneiges, m’explique Trond.
Hege acquiesce :
– Nous avons tout le matériel nécessaire. Enfiles des vêtements chauds, on te prêtera la combinaison et les chaussures.
Bien que surprise par cette soudaine invitation, l’affaire est rapidement conclue. Je saisis cette opportunité de découvrir les paysages enneigés d’Alta, inaccessibles lorsqu’on ne possède pas de tels engins. Rendez-vous demain devant la maison.

Le 11, 10h20, Alta, Norvège

Les norvégiens sont toujours à l’heure, voire en avance, ce qui n’est pas mon cas. Mon portable sonne. C’est Franziska, ma collègue. Elle aussi accompagne Hege et Trond. Le 4 x 4 gris métallisé tractant une remorque couverte m’attend à l’angle de la maison. J’enfile plusieurs autres couches de vêtement et sors à la hâte. Une fois dans le véhicule, Trond m’explique que nous allons chez sa sœur. Elle, son mari et ses enfants viennent également avec nous.
– C’est en périphérie de la ville, en bordure du coteau. Nous allons partir de chez elle avec les motoneiges. Le chemin que nous allons prendre est juste derrière sa maison.

Assise sur le siège passager avant, Hege me fait signe de regarder à l’arrière. Une pile de vêtements chauds m’attend.
– Avec ça tu n’auras pas froid ! Car la température peut vite descendre là-haut et avec la vitesse l’impression de froid augmente.

Nous quittons la E6 dégagée pour une route plus étroite. Les pneus du véhicule crissent sur la neige compactée. Il fait -6°C et la vallée semble encore endormie sous la neige qui la recouvre. Les maisons en bois peintes se succèdent. Je m’étonne toujours de l’absence de clôture autour de la majorité d’entre-elles. Un bon mètre de neige recouvre les espaces autour des habitations. Des tranchées ont été creusées pour dégager l’entrée de la maison jusqu’à la route. Un homme fait les cent pas armé d’une grande pelle à neige rouge. Il dégage la masse blanche et volumineuse devant la porte de son garage. Des tas de diverses hauteurs ponctuent le bord de l’allée. Lorsque nous arrivons, la sœur de Trond et sa famille sont déjà devant la maison. Tous ressemblent à des conducteurs de rallye dans leurs épaisses combinaisons noires aux bandes réfléchissantes.

Après de brèves présentations, Linda me dit que je peux aller me préparer à l’intérieur. J’emporte la pile de vêtement préparée par Hege. Double paire de gants, deux collants et trois t-shirts en laine, un jean, un pull en angora et la combinaison aux bandes réfléchissantes. J’enfile la troisième paire de chaussette en laine aux motifs norvégiens avant d’enfoncer mes pieds dans d’immenses bottes. Ça y est je suis prête !

Dehors, les motoneiges ont démarré. Leurs vrombissements remplissent l’espace. J’enfile mon casque. Trond me fait signe de monter avec Hege.
– Surtout tu m’agrippes bien, rigole-t-elle, je ne voudrais pas te perdre en route !
Elle abaisse sa visière. Je l’imite. La motoneige conduite par Linda et son mari part en premier. Trond fait signe à Hege de partir en deuxième. Le convoi s’en va en file indienne. Me voilà partie pour une balade de 90 kilomètres à travers les vallées et les plateaux qui entourent la petite ville d’Alta. Nous remontons la rue jusqu’au sentier le long du coteau planté de pins. Les maisons et la route disparaissent derrière nous.

Une fois sur le chemin, le convoi accélère et je me sens ballottée dans tous les sens. Les bosses et les creux me font rebondir sur le siège. Par moment, je décolle complètement. A flanc du coteau, je regarde le vide et l’alignement des pins de l’autre côté du sentier. La moto patine un peu et se fraye un passage dans la neige. Les montées sont comme des murs qui se dressent devant nous. Hege accélère et le temps que je me demande comment nous allons franchir cette côte abrupte, la motoneige l’a déjà dépassée sans effort. Elle glisse et épouse parfaitement les ondulations du terrain. J’ai une pensée pour les manèges à sensations qui ne sont rien à côté de ce que je suis en train de vivre.

Le coteau ombragé de Losvarsætra s’ouvre sur le vaste lac gelé de Kulojärvi. Devant nous, le soleil inonde l’étendue blanche de reflets éclatants. Les motoneiges accélèrent dans un vrombissement. Nous nous faisons dépasser par la fille de Linda accompagnée de son copain qui nous a rejoint. La poudreuse soulevée par les deux engins forme un léger nuage qui s’estompe dans leur sillon. Le paysage défile. Ivresse de la vitesse. De part et d’autre, deux coteaux couverts de pins se rejoignent dans le lac. Je fixe le soleil qui me brûle les yeux.

Les motos finissent par s’arrêter en ligne un peu avant d’atteindre l’autre rive du lac. Les moteurs tournent au ralenti. Trond relève la visière de son casque :
– Alors ?
– Alors c’est incroyable ! réponds-je le souffle encore coupé par la vitesse.
Lui et Hege rigolent. Il échange quelques mots en norvégien avec le reste de l’équipe avant de se tourner à nouveau vers nous, en anglais :
– Ok, on va maintenant traverser la vallée de Tverrelva pour rejoindre le plateau.
Tout le monde acquiesce. Les visières se rabattent et les motoneiges repartent en file indienne.

Nous attaquons un second coteau. Les pins ont presque disparu pour laisser la place aux bouleaux. La hauteur des arbres a considérablement diminué, signe que nous montons en altitude. Nous serpentons dans un nouveau sentier étroit. Les montées et les descentes se succèdent. Hege ralentit pour passer entre les bouleaux. Mon casque heurte quelques fines branches dans un claquement sec. Des balises rouges indiquent que nous sommes encore bien sur un sentier. Seule, j’aurais eu du mal à y croire. Nous finissons par rejoindre un petit sommet. La vue est spectaculaire. L’entremêlement des vallées formées par les rivières est signalé par des ondulations des pins enfouis dans la neige. Toutes se rejoignent à Alta pour se jeter dans le fjord.

Nous continuons sur un plateau ondulé en direction de Hellefjellet et de Suoroaivi. Les bouleaux se font de plus en plus petits et rabougris à mesure de notre ascension. Au détour d’une pente, les bouleaux aux silhouettes chétives disparaissent totalement. L’espace s’ouvre et se dilate encore. A présent, plus rien n’arrête notre regard. L’étendue de neige s’étire jusqu’à l’horizon où les silhouettes des montagnes se confondent avec celles des nuages. Je plisse les yeux. Au loin, il est impossible de distinguer la différence entre les montagnes et le ciel. Ils se confondent dans un brouillard bleuté. Les collines neigeuses s’étendent à perte de vue. C’est un spectacle époustouflant. Le temps est figé. Nous glissons à travers ce paysage lunaire. La vitesse elle-même est différente, ralentie. Une balise nous rappelle la réalité. Ce n’est pas un rêve. Les motos ralentissent, s’arrêtent. Les moteurs se coupent. Rien. Le silence. Seul le soleil éblouissant anime ce paysage vide. Pas de vent. Aucune vie animale ou végétale. Juste un paysage bleu de neige et de soleil. Je descends de moto. Au sol, la neige s’est transformée en pétales de glace qui scintillent et reflètent les rayons du soleil.

Trond sort son téléphone portable.
– A cette altitude, on est tout seul ! Aucun signale ne peut nous atteindre. Mais nous avons une balise GPS pour signaler notre position en cas de problème.
Il sort d’un sac plastique un boîtier rond orange avant de le remettre dans sa poche. D’un coup d’œil, je vérifie que nos sacs à dos sont toujours attachés à l’arrière. La température est seulement de -15°C. Il devrait faire bien plus froid.
– Ce n’est pas normal, me confit Hege. Il n’y a pas de vent. Nous avons de la chance car il fait beau. Mais il devrait faire plus froid que ça !

Après une courte pause thé et café, nous repartons. Le vrombissement des moteurs se fait entendre. Nous descendons la petite colline sur laquelle nous étions pour admirer le paysage. Au détour d’une montagne, la piste se dessine interminable comme de grandes vagues gelées. Les traces des motoneiges précédentes marquent la route le long de minces tiges de bouleaux. Cela semble infini et j’ai l’impression qu’il nous faudra des heures pour atteindre l’horizon qui s’étale devant moi. Toute notion d’échelle est impossible. Hege accélère. Je n’ose pas regarder le compteur de vitesse. Le haut d’une clôture grillagée fait de piquets en bois se dessine devant nous. Je suis incapable d’en voir l’extrémité, ni d’un côté, ni de l’autre. Elle finit par se confondre avec la neige dans le lointain. Les motos pénètrent par une ouverture qui permet à la piste de poursuivre son chemin. Nous sommes en territoire Sami, peuple éleveur de rennes et vivant sur les plateaux. Cette clôture leur permet de rabattre les rennes et de les regrouper plus facilement à la fin de l’été. Nous dépassons une autre balise. Le sommet du panneau dépasse de la neige. La piste est 1.8 m au-dessus du niveau estival. La file indienne poursuit son chemin. Une bonne distance nous sépare de la moto de devant. A travers le fin nuage de neige qu’elle soulève, j’aperçois le petit phare carré et rouge qui marque l’arrière du véhicule. Le convoi ralentit. La piste s’arrête devant une route goudronnée à moitié recouverte par la glace. Nous la traversons pour poursuivre notre chemin.

Sur le plateau se dessine l’ébauche d’une petite vallée figée par le gel. Nous redescendons un peu en altitude. Les motos se frayent un chemin entre les bouleaux rabougris et dévorés par la glace. Les branches scintillent. Le paysage est pétrifié par l’hiver. On ralentit une nouvelle fois. Le beau-frère de Trond est un chasseur et voudrait apercevoir des perdrix des neiges. Hege m’explique que l’oiseau se nourrit des très jeunes bourgeons. Nous longeons lentement le coteau ponctué par les bouleaux.
– Regarde, là ! s’écrit Hege à travers son casque.
Elle me montre les traces du gallinacé dans la neige, autour des bouleaux. L’humidité de la vallée fait descendre la température à -18°C. On s’arrête pour prendre quelques photos. Le copain de la fille de Linda fait cabrer sa moto plusieurs fois dans des vrombissements terribles. Des vagues de neige s’écartent à son passage.

Plus tard, nous doublons une motoneige à l’arrêt devant une pente. Celle-ci tracte une petite cabane en bois brute rectangulaire. Deux hommes engoncés dans d’épaisses combinaisons discutent. Je tourne la tête pour mieux les voir mais déjà nous nous éloignons de cet étrange convoi.

Ralentissement. On s’arrête pour laisser passer deux attelages de chiens de traîneau qui arrivent en contre sens. C’est bientôt la grande course du Finnmark et les candidats s’entraînent. Le départ est donné à Alta. La course dure une semaine environ. Les participants parcourent entre 500 et 1000 kilomètres selon le circuit choisi. En nous apercevant, les traîneaux freinent eux aussi. Les bouts de leurs pattes sont enveloppés dans des bottines oranges. Les chiens aboient, contrariés de devoir ralentir.
Un peu plus loin, on s’arrête à nouveau.

– Tu veux conduire ? suggère Hege.
J’hésite. Elle descend et me laisse m’installer devant.
– Ici, tu as le frein. Et ici, l’accélérateur. A toi de jouer !

Elle rabat la visière de son casque. La discussion est close. Je suis un peu perdue devant ce peu d’informations. Les autres commencent à s’éloigner. Il faut que je réagisse. Après quelques secousses, je fini par les rattraper. Le conteur indique 55km/h. J’ai l’impression d’aller beaucoup plus vite. Les bouleaux réapparaissent et après un tournant émerge une petite vallée bordée par des arbres où serpente un mince fil d’eau. Seule la topographie sert de repère dans ces paysages. Quelques cabanes de bois rouge complètent le tableau.

Dernière de la fille indienne, Hege me fait signe de m’arrêter près des autres qui retirent déjà leurs casques et se dirigent en direction d’une des cabanes où deux chiens trépignent attachés devant le porte, dans leurs bottines oranges. Nous sommes à Jotka, un ancien relais de poste qui sert aujourd’hui de petit point d’étape pour les habitués et les gens de passage. Autrefois, le courrier était acheminé grâce aux chiens de traîneaux et des relais de ce genre ponctuaient les montagnes tous les 30 kilomètres, ce qui correspond à la distance qu’un homme et son attelage pouvaient parcourir en une journée. Près du chalet, une maisonnette est entourée d’une dizaine de niches en bois bricolées d’où sort de la paille. Un peu en retrait, une vieille grange endormie se dresse dans la neige. La rampe d’accès qui permet de monter le foin au premier étage est presque totalement dissimulée sous la masse blanche. A l’approche du chalet, le ronronnement d’un groupe électrogène se fait entendre. Un trophée de bois de renne est accroché près de la porte. En dessous, un écriteau indique Staten Fjellstue. Il faut se serrer dans une petite pièce chaleureuse où notre équipement devient vite encombrant au milieu des trois tables et des quelques chaises. Devant le poêle, un vieux chien dort sur le canapé, la tête posée sur un coussin à carreaux. Aux murs, des tentures colorées Sami et autres objets en bois traditionnels. Trond part commander des gaufres et du café pour toute la tablée. L’odeur du vieux chalet se mélange à celle du café. Je contemple la vieille carte affichée contre le mur. Hege me montre l’itinéraire que nous avons emprunté et celui que nous allons prendre pour renter. Les gaufres sont servies dans des assiettes en porcelaine ébréchées. De fines tranches d’un fromage sucré et brun appelé brunost, de la crème fraîche et de la confiture d’airelle les recouvrent.

14h30. Le soleil se couche et rase l’horizon. Nous sommes aveuglés par cette lumière qui transforme les ondulations de la neige en vagues. Je prends une photo. Il pourrait s’agir d’un coucher de soleil sur la mer. Je suis presque triste que la journée s’achève. J’aperçois au loin la vallée et le coteau boisé que nous allons descendre pour retourner à la civilisation. Le temps d’une dernière accélération, je reconnais le lac gelé que nous avons traversé à l’aller. Les montagnes sont éclairées par les derniers rayons du soleil. Le ciel prend des teintes rosées. Les toits blancs des habitations se dessinent déjà à travers les branchages de pins et des bouleaux.

 

Pour référencer cet article :

Lucie D'Heygère, Une année dans le Finnmark, épisode 2, Openfield numéro 9, Juillet 2017

Dernière image de la lune (©D’Heygère Lucie)
Autour de la montagne (©D’Heygère Lucie)
Au loin, perdue (©D’Heygère Lucie)
Refuge (©D’Heygère Lucie)
Avant le départ de Jodka (©D’Heygère Lucie)