Il n’y a pas de territoire sans images qui lui soient liées (1). A chaque territoire sont associés des projets, des appropriations physiques, mythiques ou encore politiques. Ces représentations ou images sont multiples : mentales, graphiques, discursives… Elles sont bien souvent la conséquence d’évènements passés, de projets, d’acteurs, d’histoires sans jamais vraiment correspondre à la réalité. Elles sont comme des « stéréotypes », des idées simplifiées qui cachent la complexité. Chaque acteur utilise un mode de représentation spécifique pour traduire ses idées. Or, représenter le territoire et la ville c’est déjà commencer à le projeter. Produire des représentations qui décrivent le monde tel qu’il est peut nous permettre de déconstruire ces « images ». Celles-ci sont véhiculées par des supports qui ne permettent pas, ou plus, la compréhension de cette complexité, favorisant alors les idées préconçues. Parfois, la réalité est « exagérée » et poussée à son extrême, balayant sur son passage les nuances possibles. Plus que jamais, le travail de « déconstruction » de ces images devient nécessaire afin de mettre le projet en phase avec les questions contemporaines, des questions bien souvent politiques. Le rôle de l’architecte est de proposer un point de vue spatial à travers des choix d’analyse possibles. Cependant, on observe plutôt une absence de positionnement et une absence de représentations spatiales qui décrivent le réel. C’est cela qui semble empêcher toute avancée, et dans le même temps toute critique sur la manière de faire du projet aujourd’hui. La difficulté que nous avons à représenter le monde va de pair avec l’absence de projet et de « vision » du futur. Pourtant, les représentations qui décrivent sont des potentiels pour élaborer des concepts et des outils qui permettront le passage au projet (2). L’élaboration de représentations qui décrivent devient une formidable occasion de réfléchir sur le futur. Les réponses que l’on pourra trouver dans ces représentations seront les nôtres et elles seront forcément complexes et nuancées. Alors, comment générer de nouvelles représentations collectives du futur à partir de la réalité ? En quoi les images empêchent-elles de se projeter ?
El territorio Sacra parkaway (3) au sud de la ville de Paysandú en Uruguay offre un terrain de réflexion concret sur ces questions. Sur 5 kilomètres au fil de la rivière Sacra, de multiples habitats dits « informels » ou « spontanés » se sont développés au fil des années. Les espaces sont éclatés, s’enchaînent et s’emboîtent : auvent, dallage au sol, cours, patio… Ils articulent des enjeux différents : activités productives locales, notamment de briques, espace de l’habitat et vie en communauté, le tout sur un site en partie inondable. Les habitants ont su développer cette culture de l’installation dans l’espace et dans le temps. Dans le temps, par une installation progressive et une adaptation au milieu dans lequel ils sont. Dans l’espace, par une diversité de dispositifs qui articulent support géographique, relation sociale, activités rurales, et relation à la ville ou à la capitale par des activités commerciales. Ces installations ont dû s’adapter et transformer l’existant à la rencontre de mondes très différents, entre ville et site inondable. Pourtant, il ne cesse d’être remis en question par les pouvoirs politiques locaux et les catastrophes naturelles. Les avis qui concernent ce morceau de territoire sont alors contrastés et opposés. Territoire de pauvreté extrême pour les uns, pollué, parc linéaire pour d’autres. Tous ces qualificatifs ne sont pas niés mais ils sont à déconstruire et à croiser pour mieux comprendre ce morceau de territoire. Notre objectif devient alors de montrer l’existence d’images et de représentations diverses et contraires concernant cet habitat et son territoire avant de formuler nos propres représentations du réel et du futur.
Le Sacra parkway : entre géographie et projet passé
Depuis plus de 30 ans, voire plus de 50 ans, l’habitat se développe sous forme d’un front bâti entre route et rivière dans un territoire que l’architecte Gonzalo Bustillo nomma Territorio Sacra Parkway. Ce nom est dû à la rivière le long de laquelle les habitants sont installés, la rivière Sacra, et au plan Vilamajo (4), élaboré en 1947. Le parkway, figure urbaine et paysagère qu’on doit à l’architecte paysagiste américain Frederick-Law Olmsted, résulte du mariage entre voie de circulation et parc, les rubans d’habitations qui le bordent bénéficiant d’un rapport sans précédent à la « nature ». Il est vu à ce moment là comme un nouveau mode d’organisation de la ville qui intègre les espaces ouverts. A Paysandú, l’instance organisatrice de planification institua en 1955 le tracé du parkway au sud de la ville et au nord de la rivière Sacra et créa un système de parcs bordant le fleuve et la rivière en les décrétant non constructibles en 1953 (5). Le plan régulateur est alors considéré comme une conception « révolutionnaire » et « rationnelle » qui permet de décongestionner le trafic et d’organiser la croissance de la ville future. Presque 50 ans plus tard, Paysandú approuve un nouveau plan qui définira le territoire Sacra parkway comme « sol de protection écologique, aire de réserve naturelle et parc linéaire » (6). Puis en 2008, la révision du dernier plan par l’architecte Salvador Schelotto qualifia ce territoire « d’aire urbaine et de fragilité environnementale » liée à son caractère humide et inondable. Ces derniers plans ont tous réaffirmé donc le caractère non constructible de ce territoire pour sa dimension environnementale à préserver. Aujourd’hui, les habitants disent habiter le « park way ». Pour eux, cela fait plus référence aux qualités paysagères. Pour les politiques, cela fait référence clairement au plan passé de parc linéaire et vide d’habitation. Toute la nuance réside ici. Pour les uns le parc doit être vide d’habitats, pour les autres il est possible d’imaginer un parc habitable et inondable. Dans tous les cas, la question du risque de l’eau est centrale dans les discours.
Les représentations du risque de l’eau : habitants, mairie, association
Les inondations, de septembre 2009 puis de juillet 2014, ont marqué les imaginaires des différents acteurs. Entre le 20 et le 21 décembre 2009, la ville assista à une des plus importantes inondations du Rio Uruguay impliquant le relogement temporaire de 550 personnes sur 1500 vivant sur ce territoire.
En octobre 2013, avec la faculté d’architecture de Montevideo et sous la responsabilité de l’architecte Gonzalo Bustillo, nous avons interviewé le chargé de la politique de l’habitat de la mairie de la ville Paysandú Manuel de Souza ainsi que l’association « Un techo para mi pais » afin de mieux comprendre leurs images liées au risque de l’eau sur ce territoire. Il en résulte que le caractère inondable du site est vu comme « homogénéisateur » de la pollution présente en partie sur ce territoire pour l’architecte Manuel de Souza, chargé de la politique de l’habitat à Paysandú. Il met en avant le manque de conscience d’un projet de parc linéaire vide. Vide, car il devient nécessaire de commencer un processus de relogement pour les habitants. L’association, elle, pense que les réponses données par le gouvernement local devraient prendre en compte la diversité des situations de ce territoire. Ils mettent en question la définition de l’habiter et de l’habitat de la mairie. Pour eux, il faut intégrer la diversité des espaces extérieurs et productifs dans un parc linéaire habitable et inondable. Pour les habitants, l’eau est vue comme une caractéristique du territoire intégrée dès le début souligne Gonzalo Bustillo suite à une série d’entrevues réalisées pour un travail de recherche sur les images des habitants concernant les inondations (7). L’eau est pour eux un attribut territorial et géographique qui ne représente pas un caractère d’inhibition pour l’occupation. Les habitants soulignent qu’ils préfèrent vivre sur un site inondable plutôt que de perdre une qualité de vie caractérisée par l’activité productive, l’intimité et les liens sociaux. Ils sont par ailleurs disposés à construire une alternative d’habitat si cela devenait vraiment nécessaire. Il en résulte que l’Est de ce territoire a pu se consolider au cours du temps, étant moins soumis au risque d’inondation. L’extrême Ouest, le quartier de « La Chapita », reste le plus soumis aux inondations car proche de l’embouchure de la rivière Sacra. L’influence du risque de l’eau sur les représentations mentales et graphiques est importante : pour les uns, l’eau et le risque empire une situation écologique fragile et est un danger pour la santé ; pour les autres, il est important d’étudier précisément la diversité des situations du risque. Les habitants, eux, imaginent déjà des solutions pour vivre avec ce risque.
Représenter la réalité : les outils de l’architecte et l’histoire
Cet habitat n’a jamais été représenté. Pourtant, la diversité de ses espaces et l’intensité d’usages nous poussent à inventer des outils de représentation pour mieux le comprendre. Pour saisir le contexte d’émergence, nous effectuons différentes cartes de lectures à l’échelle du territoire Sacra parkway : projet passé de parc et parkway, risque de l’eau, activités économiques… En parallèle, nous re-dessinons à main levée différents échantillons d’habitats. Ces dessins nous révèlent certaines logiques d’organisation spatiale avec des espaces identiques qui se répètent tout en se configurant à chaque fois différemment. Différents outils de lectures sont alors produits.
Nous explorons des outils de « description » nous permettant d’être au plus proche des lieux et des espaces. Espaces auxquels nous croisons les usages et les activités économiques et productives. Cela nous donne à voir de multiples lieux en relation les uns avec les autres, des dispositifs spatiaux particuliers et des activités. C’est le « système de relation » (8) : les dispositifs spatiaux à l’avant cristallisent des relations avec la ville (activités de vente, commerces …) et les dispositifs à l’arrière sont en relation avec la rivière (espace de production de brique dans la plupart du temps). Les usages influencent les espaces et leurs formes. Les dispositifs à l’avant, marqués par l’activité de vente, sont spécifiques : dallage, escalier qui s’inscrit dans la micro-topographie, signalétique… Ces mêmes dispositifs s’articulent avec d’autres espaces et activités de recyclage de Montevideo, formant ainsi des circuits locaux et régionaux, des systèmes de relation articulant activités économiques et géographies.
Ensuite, une description sous forme de « limites » a été expérimentée. Cet outil nous donne à voir le Sacra parkway comme un territoire de limites ouvertes, poreuses ou perméables. C’est dans les limites que l’on retrouve à la fois l’affirmation des choses, des éléments physiques, et, en même temps, leurs ouvertures qui les fondent se confondent avec un milieu plus vaste (9). L’ouverture et la fermeture de l’espace sont fortement conditionnées par la matérialité de ces mêmes limites, leurs mises en forme et leurs structures. Ici, la représentation opère déjà une sélection de l’information en ne représentant pas l’ensemble des détails et en opérant une classification. Elle s’appuie en revanche sur la réalité géographique du territoire. L’outil nous donne alors à voir des configurations multiples à partir d’éléments identiques.
Ces limites définissent en creux des espaces ouverts et emboîtés. Ils sont des espaces de « co-présences » et de négociation, entre les deux (10). C’est la représentation de ces espaces, sans montrer l’espace de l’habitat lui même, qui nous permet de changer de regard, et de montrer les qualités de cet habitat.
Depuis son origine, le territoire de Paysandú est le lieu d’idées, de descriptions et de discours véhiculés par différents acteurs provenant de différents pays comme le montrent les descriptions historiques de Arsene Isabelle ou Auguste de Saint Hilaire. Ils décrivirent avec beaucoup de poésie un certain imaginaire et une vision du futur le territoire Sacra parkway. Se détachent dans leurs textes la qualité paysagère du lieu avec ses ruisseaux, le fleuve Uruguay et ses îles. Arsene Isabelle, écrivain français, évoque Paysandv en ces termes : « elle n’est pas si mal située comme elle pourrait le paraître au premier abord, et cela est dû, surtout, aux inondations du fleuve Uruguay » (11). De même, certains textes nous rappellent l’origine du nom « Sacra » donné à la rivière. Il viendrait de l’épicerie tenue par Miguel de la Sacra, un indien guarani. L’activité de production de briques semble perdurer depuis très longtemps. Arsène Isabelle, écrivain français, de rappeler qu’au XIXème siècle il y avait déjà plusieurs fabriques de briques et des fermes le long de la rivière Sacra. Le lieu était donc déjà un espace productif.
Finalement, l’écart traduit, par les outils de représentations, entre la réalité physique et sociale d’un territoire et les différentes images véhiculées aujourd’hui et au cours du temps, est un enjeu pour le projet. Le Sacra parkway a toujours été un lieu de projet : par des architectes, des habitants, des voyageurs de passage, des histoires… Quand l’un a en tête une représentation, un projet passé « mythique », l’autre a la longue sédimentation territoriale, paysagère et culturelle. Le projet passé du plan Vilamajo impacte encore aujourd’hui les images mentales et, par conséquent, l’espace physique lui-même. La lecture spatiale du territoire Sacra parkway, d’un côté, et la compréhension des images véhiculées par les acteurs, de l’autre, nous permirent de comprendre les écarts existants. Mon regard, en tant que jeune architecte, diffère et se porte sur les qualités spatiales, paysagères, sociales et environnementales de cet habitat. Le travail de « déconstruction » de ces espaces passe par le re-dessin. Il permet de changer de regard sur la ville et ce morceau de territoire, caractérisé par une grande complexité et de multiples lieux et activités en relation. Il nous a permis de produire des représentations de dispositifs spatiaux qui croisent et articulent différents systèmes économiques et sociaux à différentes échelles. La collision d’échelles différentes sur une même image nous a donné à voir le sens et le rôle de certains espaces. L’habitat étudié participe en fait de phénomènes globaux, et en retour ce sont des espaces très spécifiques qui sont créés. J’ai longtemps sous-estimé la participation aux réseaux globaux. Je partais surtout d’un postulat d’un rapport presque unique à la géographie et à l’histoire. Les outils explorés nous montrèrent une réalité bien plus complexe. D’un côté, l’organisation sociale des activités était très dispersée sur un grand territoire et fonctionnait grâce à un réseau d’infrastructures et à une mobilité accrue. De l’autre, on remarque une organisation spatiale de l’habitat avec dispositifs spatiaux qui correspondent à certaines activités et une implantation entre route et rivière. Ces deux points de vue se complètent et se croisent dans les outils de représentation mis en place. C’est la construction d’un point de vue spatial, à travers les outils de représentation, qui se manifeste, qui peut et qui doit participer à la construction d’un discours sur la société et la ville contemporaine. Celle-ci est productrice de connaissance. Le re-dessin permet de passer progressivement à des outils de lecture des lieux, puis à des concepts, véritable outil critique et de projet pour penser d’autres lieux. Ainsi la description et la représentation deviennent des enjeux pour changer de regard sur la ville. Cela permet de commencer à énoncer un devenir ou une transformation à partir des potentiels relevés. Dans un contexte de banalisation des modes d’habiter et des grands projets, cela devient un enjeu.
1.CORBOZ, André, Le territoire comme palimpseste et autres essais, Paris, Editions de l’imprimeur, 2001.
2.VIGANO, Paola, Les territoires de l’urbanisme, le projet comme producteur de connaissance, Genève, MétisPresses, 2012.
3.Nom donné par le professeur Gonzalo Bustillo de la Faculté d’architecture de Montevideo où j’effectue une année d’échange cette année là.
4.Originalement en charge à l’architecte uruguayen Julio Vilamajo, le plan est développé par les architectes Guillermo Jones Odriozola, Jorge Bonino et Oscar Vignola entre 1949 et 1950, Quand se développe le plan Vilamajo à la fin des années 1940, Odriozola formulait le plan régulateur de la ville de Quito, et en 1943 il avait voyagé à New York.
5.BUSTILLO, Gonzalo, Cortes territoriales en Sacra parkway, Montevideo, Universidad de la Republica, 2009.
6.Le “Plan Urbanístico de la ciudad y su entorno”, développé par l’Institut de Théorie et d’Urbanisme de la faculté d’archiecture, de design et d’urbanisme (FADU) de Montevideo entre 1995 et 1998.
7.BUSTILLO, Gonzalo, « Sacra Parkway 9.07. La incertidumbre del paisaje cambiante ». En ligne, rapport final Juillet-Décembre 2012.
8.CANKAT, Aysegül, « Du tout à l’ensemble : une pensée en systèmes pour le projet » in Ville, territoire, paysage, Vers un nouveau cycle de projet, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2016.
9.CORAJOUD, Michel, Le paysage c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Paris, Actes Sud, 2010.
10.MARIN, Louis in BERET, Chantal, Nouvelles de nulle part – Utopies urbaines 1789 – 2000, Valence, Rmm / Musée de Valence, 2001.
11.PINTOS BARRIOS, Anibal, Paysandu en escorzo historico, Paysandu, Intendencia municipal de Paysandu, 1979.