Corps et espace sont relégués. Au-delà du fait que l’esprit est accaparé par un objet et un espace virtuel, l’aménagement de l’espace public a-t-il sa responsabilité dans cette déconnexion ? Il est parfois si neutre et si sécurisé que le regard glisse sans s’accrocher à une brèche, que le corps n’y est pas accueilli. Que peut faire le paysagiste concepteur ? Qu’en est-il de ces corps ? De leurs gestes, de leurs perceptions et de leur présence dans l’espace ?
Sensible à la pratique corporelle, sans pour autant en faire un métier ni une passion, je me suis jetée dans le paysage pour mon diplôme. J’ai saisi ces questions pour mettre en place une démarche paysagère tournée vers l’expérience corporelle du paysage. Quelle place le corps peut-il avoir dans le projet de paysage ?
Dans cette recherche, j’ai envisagé le corps sous trois formes : le corps du concepteur, un outil ; le corps du sujet-percevant, l’usager ; le corps comme élément du paysage. J’ai constaté que ces formes, essentielles, sont souvent mises de côté dans les étapes du projet. Mon but était de les inclure et les mettre en jeu tout au long du processus de projet.
Par corps, il est entendu corps et esprit, les deux agissant conjointement. Avant le dessin, la photo et les mots, il y a l’expérience du corps, ses ressentis, ses réactions face au site. Le corps a un fonctionnement particulier, intéressant pour le projet de paysage. D’abord, il capte2 et interprète3. C’est la perception de sensations4. Puis, il réagit, exprime5, se met en mouvement. C’est l’émotion6. Cela correspond à la première phase de ma démarche « expérimenter par le corps ». Afin de tester cet enchaînement d’actions et d’arriver au projet, j’ai travaillé avec mon propre corps sous la forme de postures7 : postures du site existant (première phase) et postures d’intention (deuxième phase). C’est la deuxième, « dessiner avec le corps ». La troisième étape, « dessiner pour le corps », est la matérialisation du projet par des médias plus communs, comme le plan, la coupe, la maquette.
Pour construire cette démarche, j’ai choisi un site où je pourrais la mettre en pratique, tout en ayant des enjeux spécifiques apportés par le lieu. Ce processus doit pouvoir être transférable et adaptable ailleurs. Je me suis donc installée à l’entrée Nord de Lyon, aux pieds des contreforts de Caluire-et-Cuire, entre eaux et infrastructures, entre passé insulaire et usages présents.
Expérimenter par le corps
Une telle démarche demande un certain effort pour aller à la rencontre du lieu. Ce n’est pas seulement accueillir ce qu’il propose, c’est aussi chercher les perceptions, les éléments parfois discrets qui pourtant le composent. Il faut être actif.
Pour se mettre en condition d’accueil et de recherche, un état de disponibilité est à trouver. Fermer les yeux, jouer avec l’équilibre du corps, se concentrer sur les sensations intérieures et extérieures est un bon point de départ.
À chaque arpentage, j’ai analysé les distances entre mon corps et les extrémités du site (la perception des horizons), ma marche (lourde, légère), le rythme pendant la marche (rapide, lent, normal, arrêt), mes déplacements (directs, indirects), les possibilités d’accueil du corps (où s’asseoir, où s’allonger, où marcher), les déplacements des autres, ce qui est accessible ou non (distance, accès, mise à distance).
J’ai expérimenté des actions, comme changer de rythme, détourner les éléments disponibles (peuvent-ils être des prises pour le corps ?), imiter les autres corps, traverser rapidement le site, rester un temps défini à un endroit pour l’épuiser.
Tout au long des expérimentations, je me suis efforcée de me détacher de la vue, afin qu’elle ne domine pas les autres sens. Je portais attention aux sensations ressenties et aux réactions de mon corps. L’idée était de lâcher-prise, laisser le corps agir et l’esprit observer. Ces actions m’ont permis de saisir les espaces disponibles, les séquences et les enchaînements, les unités de perception, les limites, les contraintes, les possibles.
À la fin de cette première étape, j’avais pointé différents thèmes à aborder, comme les éléments qui sollicitent les sens (relief, lumière, vent, eau, fermeture/ouverture, sol et ses qualités textures, distances, contacts possibles ou non), le ou les points de départ, les entrées possibles, la continuité et discontinuité (marche, rythme, rapport au sol, trajectoire, longueur), les arrêts (plus ou moins longs, s’asseoir, rester debout, s’allonger), le périmètre (épaisseurs, longueurs, accessible/inaccessible, le type de limite), les autres corps et leurs actions, la compréhension de la structure du site (séquences)…
Mon corps était le seul outil de captation des sensations. J’avais pour règle du jeu de ne pas utiliser d’appareil photo ni de carnet. Alors, pour enregistrer dans son corps physiquement les émotions, je procédais ainsi : fermer les yeux, appeler les différentes perceptions, utiliser la mémoire corporelle et la relier au lieu et au moment. Cela permet une fois à l’extérieur du site de rappeler les perceptions et les utiliser dans le projet.
Suite à mon travail sur le terrain, j’ai relevé six séquences. Chacune d’elles propose une ambiance, des perceptions, un type d’espace et un rapport à l’eau différents. Parfois, une séquence peut être plus complexe et se composer de deux voire trois espaces imbriqués. Le même protocole y a été reproduit, dans une double vision – le détail des lieux et la cohérence globale du site. Ici est présentée la démarche par le biais de la troisième séquence.
Le site est présenté par une photo, puis l’expérimentation sur le terrain commence. Capter, interpréter et réagir sont les trois étapes. La réaction est la clé du processus car elle est vectrice de projet. Le manque, le malaise, la surabondance ou la satisfaction engendrent une envie paysagère pour le site.
Pour garder une trace de la réaction, je me suis tournée vers le dessin. Il m’a permis de faire un travail de synthétisation des forces en présence, des tensions, des contacts entre les éléments qui ont généré une émotion particulière en moi. Sous une forme abstraite, il traduit un espace, un mouvement et des densités. Certains dessins ont été faits sur site, d’autres en atelier.
Dessiner avec le corps
Le dessin est le « contenant » d’une posture corporelle à venir. Ce « contenu » est la traduction dans mon corps des réactions. Il se construit, épouse l’espace. Je le nomme posture d’analyse. Avec la photo, le dessin et cette posture, l’état du lieu est constitué.
De là, il est nécessaire de comprendre ce que mon corps veut et pourquoi. Mon but est de dessiner le projet à partir de ce corps réagissant. Quels sont éléments qui accueillent cette posture, quels sont les éléments qui me donnent envie d’une autre posture, quels sont les éléments manquants pour la posture que j’aimerais avoir ?
Le travail d’esquisse peut alors commencer. Je repars de la posture d’analyse et m’appuie sur les forces, tensions, relâchements, ouvertures. Geste après geste, mon corps va vers une nouvelle forme. Il pousse, tire, creuse, se rétracte, étend, s’appuie. Il détermine de nouvelles forces, tensions, relâchements et ouvertures. Le développement est décomposé et commenté. Il s’arrête quand la posture d’intention répond aux besoins.
Chaque séquence paysagère a sa ou ses postures d’intention. Celles-ci modèlent le socle et permettront aux corps de s’installer, d’arpenter et de faire les actions et mouvements qu’ils souhaitent. Elles sont des postures de paysage, qui incitent à entrer en contact avec lui. C’est leur donner des prises, les inviter. L’idée n’est en aucun cas que les personnes reproduisent ces postures ou ces actions. Leur succession crée le paysage global que je souhaite offrir. De ce travail naît un lexique propre au site de projet. Il associe un type d’espace à une posture.
À cette étape, j’ai un dessin, une posture initiale et une succession de postures qui amène à celle d’intention. Je superpose alors la posture d’intention au dessin du site et trace les lignes fortes et les flexions du paysage pour produire le nouvel espace. Ce sont ces tracés qui vont guider mon projet et donneront accès aux perceptions et émotions que je souhaite révéler.
Suite à ce travail de recherche vient la phase d’esquisse. Il est temps de transposer le travail du corps et du dessin en courbes de niveau.
Dessiner pour le corps : esquisser le projet
Le projet peut s’inscrire à différents niveaux d’intervention. Le premier, celui qui fait l’assise du paysage, est le travail du socle. Il est la structure, ce qui va tenir dans le temps. Le second, celui qui fait les masses du paysage, est le façonnement des pleins et vides rendus possibles par le travail du végétal. Il découle de la structure topographique, car les cortèges de plantes s’installent dans les milieux qui leur correspondent. Une légère pente change l’implantation de la végétation. Le troisième est plutôt de l’ordre de l’aménagement. Il concerne les éléments mobiles que l’on ajoute. Claude Chazelle, mon encadrant, avait cette métaphore : on peut travailler à différents degrés – d’abord modeler le corps, puis l’habiller et enfin l’accessoiriser. Dans ce projet, je travaille le corps par le corps. Le socle est le corps du paysage que je modèle par mon propre corps. Pour la troisième séquence, le travail s’est composé de pincements et d’étirements du nivellement et de marquage de seuils.
Sur le chemin, le promeneur vient de passer sous l’imposant pont reptilien du périphérique. Le corps s’est lové, la main a caressé le ventre frais de béton, les oreilles se sont emplies du bruit roulant des voitures et de l’eau, et les yeux sont plissés à la sortie dans un bain de lumière. Le promeneur est à présent sur un chemin dans la pente, bordé de talus. Une rapide ascension l’invite à s’animer après le temps plus calme sous le pont. Au point culminant, un promontoire au-dessus d’un talus abrupt en direction du fleuve, l’accueille. Il peut s’adosser à la végétation dense. Ce travail de la topographie, montée rapide et haute et pente descendante longue, crée pour la suite une plongée imaginaire dans le Rhône et son île. Le point bas réceptionne les promeneurs sur une plateforme qui se tend vers l’île, au-dessus des galets et de l’eau. Après avoir profité de la fraîcheur des remous et s’être imaginé explorateur d’îles, le promeneur peut continuer son chemin à couvert des grands arbres de la ripisylve.
Les autres strates et éléments du paysage n’ont pas été abordés, mais devront être pensés dans la poursuite de la recherche. Cela amènera plus de plasticité au projet, permettra d’insérer les autres sens et d’approfondir ceux déjà sollicités. Le végétal, la lumière, les odeurs, les couleurs, les matières, les sons sont autant de richesses à travailler et à offrir.
Ma démarche peut se poursuivre jusqu’à la précision de la gestion des espaces. Étape inhérente au processus, elle a un rôle important dans la pérennisation ou l’évolution du paysage transformé. Deux choix s’offrent. Maintenir les éléments paysagers pour que tous les corps – futurs arpenteurs du site – continuent à percevoir et ressentir ce qui a été mis en valeur au sein du site. Ou bien, intégrer les changements imprévisibles, qui parfois échappent à la pensée et aux mains, pour que l’expérience corporelle se renouvelle.
Ainsi, travailler avec le corps est, pour moi, une vraie dynamique de projet et permet de rentrer très vite dans une démarche de transformation du site. Capter/interpréter/réagir sont les trois étapes qui m’ont permis d’être active sur le terrain et dans le projet, tout en faisant la part belle aux perceptions et au mouvement. Avec le travail en postures, je saisis le site dans mon corps et l’inscrire dans ma mémoire pour continuer à être active à l’atelier, cherche les tracés, non pas avec la main ou la souris d’ordinateur, mais avec tout le corps et l’esprit. C’est une véritable satisfaction et une réelle énergie de faire ce travail, du pied à la tête. Depuis mon atelier, je cherche dans mon corps le paysage que je veux offrir. Je le ressens, le décide dans la flexion de mon genou, la souplesse de ma nuque.
Le diplôme fut un point de départ. Tout reste à approfondir. Je poursuis la recherche, développe les trois formes de corps (sujet-percevant, corps-outil, élément de paysage) et le travail physique des postures en me rapprochant de danseurs et chorégraphes, tels que Helix (association lyonnaise consacrée au développement du contact-improvisation, danse contemporaine et recherche autour de pratiques affiliées), Auteurs dans l’Espace Public (association qui croise les pratiques et les expériences d’écriture dans l’espace public, élabore une réflexion commune et promeut toutes les formes d’écriture dans l’espace public), Nomade Land (des professionnels de divers horizons croisent leurs regards sur l’espace public lors de balades urbaines), Léna Massiani (chorégraphe et chercheuse, elle met en place un outil permettant une lecture de l’espace urbain par le corps sensible dans le cadre d’une recherche-création). La démarche, l’expression corporelle, et la transcription de l’émotion gagneront ainsi en finesse et en fluidité.
La poursuite de l’expérimentation se fait aussi dans les médiums. La recherche des postures, présentée par des photographies, est très structurée. Dessiner les corps, plutôt que de les photographier, apportera une part d’imprévu essentiel à ce travail sensible. L’imaginaire des lecteurs en sera d’autant plus sollicité. Que se passe-t-il entre deux postures enchaînées ? Que devient l’espace (aujourd’hui un fond blanc) autour ? Quelques traits esquissés viendront accompagner le récit de cet espace qui se transforme sous l’action du corps. Vidéo, maquette sensible, collages, performance pourront être autant d’intermédiaires pour mieux transmettre l’expérience du site et montrer comment le corps est aussi un élément de paysage.
Après avoir rigoureusement monté cette démarche, improvisation, imprévu et poésie ont leur place. Tout comme les gestes des autres, artistes, jardiniers, géographes… Sur le terrain, ils ont leur propre langage qui parle et dessine le paysage.
1 Pascal CHABOT, 2017, Exister, résister, ce qui dépend de nous, éditions Puf
2 Capter : Au fig, dans le domaine des sens. Percevoir, sentir, saisir avec les sens. (Dictionnaire CNRTL)
Le corps saisit les différentes sensations procurées par le site. Il se laisse impressionner, comme le procédé photographique qui utilise la lumière pour impressionner la substance sur la pellicule et enregistrer une image.
3 Interpréter : Donner un sens personnel, parmi d’autres possibles, à un acte, à un fait, dont l’explication n’apparaît pas de manière évidente. (Dictionnaire CNRTL)
Cette étape fait partie de la réaction. L’esprit entre en jeu et analyse ce que le corps ressent.
4 Sensation : Phénomène par lequel une stimulation physiologique (externe ou interne) provoque, chez un être vivant et conscient, une réaction spécifique produisant une perception ; état provoqué par ce phénomène. (Dictionnaire CNRTL).Cela correspond à ce que le corps ressent sur le terrain, de manière directe. Le terme « sensation » va avec l’action de « capter ».
5 Exprimer : Au fig, rendre manifeste par toutes sortes de signes (langage écrit, oral, geste, attitude, réaction émotionnelle, etc.) de façon volontaire ou non, ce que l’on est, pense ou ressent. (Dictionnaire CNRTL) C’est la deuxième étape de la réaction. Le corps et l’esprit, en retour, décident qu’il manque tel élément pour, ou témoignent d’une envie particulière.
6 Emotion : Conduite réactive, réflexe, involontaire vécue simultanément au niveau du corps d’une manière plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de la douleur. (Dictionnaire CNRTL). L’émotion vient de « movere », se mouvoir. C’est donc bien une mise en mouvement du corps en réaction à ce qu’il a capté. Plusieurs réactions sont possibles, avec des degrés différents, comme l’ouverture, l’approche, le développement, ou la fermeture, le rejet, la fuite, voire le repli, la soumission ou encore la lutte.
7 Posture : Attitude, position du corps, volontaire ou non, qui se remarque, soit par ce qu’elle a d’inhabituel, ou de peu naturel, de particulier à une personne ou à un groupe, soit par la volonté de l’exprimer avec insistance. (Dictionnaire CNRTL). La posture intervient dans mon travail comme la position du corps en réaction à ce qu’il a capté. C’est la posture du site. Les postures, travaillées sur un site donné, sont spécifiques à ce terrain.