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Se déplacer en nomade

Se déplacer en trajet nomade, éviter le chemin sédentaire, celui des espaces clos. Emprunter, au contraire, un espace ouvert indéfini qui sera à même de me mener partout et nulle part en même temps.

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Je laisse la piste de Tinezaouitine, et je coupe à travers le reg pour rejoindre Arack. Un plateau morne qui s’étend à perte de vue. Les pierres de couleur noire absorbent la lumière de ce début de journée à la manière d’un trou noir qui phagocyterait une étoile. Quand on regarde bien, une multitude de contrastes différents, déchire ce monochrome par moments. À la manière de Soulage qui travaille cette non couleur, la nature par effraction se saisit des strates de ces roches lunaires pour en faire une teinte singulière. La particularité de ce paysage est sa luminance. Une contradiction. Une aberration au sens chromatique. La réponse est peut-être dans cette multitude de petits cailloux cristallins détachés par les chocs thermiques du jour et de la nuit. Un mouvement dans l’éternité du monde. Le balancier qui est à l’origine de ces mers de sable et de ces roches sculptées. Je pense à Dostoïevski qui parle d’un prisonnier dans sa cellule et pour rompre ce cercle de solitude le fait converser avec le seul meuble dont il dispose, un tabouret. De la métaphysique, de la mystique, les deux mamelles nourricières d’un voyage absurde.

Ce silence est un leurre. Chaque interstice de cette géographie à sa musique. Les saisons apportent leur singularité. L’hiver fait éclater les roches en silence. Un effritement sans témoins, que seules les bestioles qui peuplent cette obscurité peuvent entendre. Une sorte de vent cosmique dont les témoins sont les étoiles. Une expérience tentée par l’IRCAM dans le désert de Gobie, nous donne à entendre une palette de sons complexe et presque infinie. Des compositions colorées, dont le spectre chromique se rapproche du nuancier de Chevreul. Pas de hiérarchie en émotion.

Le véhicule égrène les kilomètres sans rechigner, comment peut-il en être autrement. Une saute d’humeur du moteur et c’est la fin du parcours. La course du soleil me positionne à midi tout prêt de la source d’Akma. Je m’arrête près d’un acacia pour laisser souffler la machine. L’arbre étend sa fraîcheur jusqu’à la limite du puits. Une ombre salvatrice que je partage avec un moula-moula et un lézard pas content de partager son territoire. Il me regarde de ses grands yeux globuleux et doit se dire qu’avec tout l’espace qu’il y’a je n’ai qu’à aller me mettre ailleurs. Peine perdue. Du répit, il n’y a pas que le moteur qui en a besoin, le chauffeur aussi a besoin de répit, et le lézard n’a d’autres choix que de partager. Je m’assois à même le sable dos appuyé contre la roue du véhicule. Je sors le nécessaire pour faire le thé et la taguella. Une spécialité touarègue que mon ami Slimane chauffeur à l’ONAT m’a appris à faire. Une espèce de galette enfouie sous le sable et cuite à l’étouffé. Pendant qu’elle cuisait, je profitais de cet espace plein et vide en même temps. Le moula-moula ne me quittait pas des yeux et le lézard s’en est allé se réfugier à l’ombre de l’acacia. Je verse le thé et j’émiette la galette dans un plat acheté à Silet. Accompagné d’un oignon blanc et de quelques olives, je mange en partageant avec mes compagnons du moment. Le lézard n’a pas l’air d’apprécier le moula-moula qui s’approche de plus en plus du plat. Cet oiseau a la particularité de ne pas être farouche. Il a l’attitude d’un animal de compagnie tout en étant sauvage. Il ne craint ni l’homme ni rien. La vie originelle à l’époque de Noé. Enfin je suppose.

Je pique un somme avant de reprendre la piste.

À mon réveil, le soleil est à trois heures moins le quart. L’ombre de l’acacia s’était étendue à l’horizontale, augmentant ainsi sa bienfaitrice fraîcheur. Au premier moula, s’était rajouté un autre faisant ainsi la paire. Je les observe un moment, en attendant de sortir de cet état léthargique. Je cherche des yeux le lézard. Il est toujours là, se sentant en infériorité numérique, il a préféré battre en retraite et s’est réfugié plus loin, toujours sous une pierre. Un vent contraire fait voler une colonne de poussière au loin. Comme happée par le cosmos, elle ne finit plus de monter jusqu’à disparaître dans le ciel. Cette image me renvoie à un souvenir lointain au Maroc. Je travaillais alors sur une confrérie religieuse, les Aïssaouas. Groupe hétérodoxe dans le soufisme populaire maghrébin, on les rencontre particulièrement au Maroc, où ils demeurent très vivants. Leur origine quelque peu singulière se confond entre mythe et réalité, un peu comme tous ces mouvements. Fantasmé, adulé, et craint en même temps.

La nuit me surprend dans mes pensées. Voyant la ligne basse du soleil, je décide de passer la nuit sur place. Je repère un lieu à l’abri du vent et j’installe le bivouac. Je profite qu’il fait encore jour pour chercher du bois. Je prends une bûche d’acacias, du chaume, plus quelques brindilles et je lance le feu. Pour le diner, un ragout végétarien, et quelques fruits secs. À la fin du repas, je prépare le thé et je m’allume une cigarette. La première de la journée. La nuit s’est installée déjà depuis une heure, et avec elle le silence. Le faux silence. Ce silence est rompu régulièrement par les bestioles de la nuit. Le jappement d’un renard, d’un fennec, d’un chacal…

Je défais mon lit, je m’allonge en étirant mon cops. Je reste un moment yeux ouverts en regardant la voûte céleste. Infinie au-delà du regard. Orion au-dessus de ma tête avec ses trois étoiles qui se suivent indique l’Est et l’Ouest. Hamad un copain touareg semble accorder une plus grande importance aux étoiles du matin. Pour lui, elle sécurise la direction parce qu’elles sont stables. Si l’étoile du berger semble être la reine, ses accompagnatrices sont les totems de la piste. Elles ne varient ni avec la lune, ni avec la nuit. En quelque sorte les gardiennes cosmiques du berger terrestre.

Me vient à l’esprit cette phrase de Trinh Xuan Thuan, Professeur d’Astronomie à Princeton, dans son livre Le chaos et l’harmonie  : comment le fini peut contenir l’infini ?
Je ferme les yeux, et je m’endors rapidement.


Ce texte fait partie d’un ensemble en cours de création dont le titre sera «Fini Goudron ».  Ce texte évoque ces ensembles géographiques et sociaux qui échappent à ce qu’on appelle la civilisation. Une expérience au-delà du temps. L’auteur les aborde non pas comme une géographie, mais comme une idée. Les caractères de ces endroits, et des personnes rencontrées, ne font qu’un, une interconnexion entre le minéral et l’Humain.

 

Pour référencer cet article :

Bruno Hadjih, Se déplacer en nomade, Openfield numéro 20, Février 2023