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Parole unique & paroles d’habitants

Le paysagiste ferait-il partie de cette famille, experts de leurs domaines, dont la parole serait nécessairement supérieure à celle du profane qui-n’est-pas-du-métier ? Les documents d’étude et de gestion des paysages deviennent-ils les supports d’une parole unique, dissimulée derrière un charabia technique commun et partagé par cette famille ? Car dans cette perspective, il n’y a pas la place pour les paroles différentes, celles qui se contredisent, celles qui se trompent ou celles qui inventent des mythes et des légendes. En clair, il n’y a pas la place pour la diversité des paroles, pour des réalités divergentes et pour partager les paysages.

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Cet article s’appuie sur mon expérience au cours du séminaire de recherche « Processus coopératifs et participation des populations au projet de paysage » auquel j’ai participé en tant qu’étudiant de l’École Nationale Supérieure d’Architecture et du Paysage de Bordeaux en novembre 2017. J’ai eu l’occasion de renouveler cette expérience, sur l’invitation de Cyrille Marlin en février 2019, pour participer à l’encadrement pédagogique. Ces deux expériences ont été différentes par ma position vis-à-vis des habitants. C’est pourquoi j’ai choisi de traiter dans ce texte uniquement cette première situation de 2017, où je suis allé à la rencontre des interlocuteurs1.

Le séminaire est un enseignement de la dernière année du Diplôme d’État de Paysagiste. Il s’agit pour les étudiants d’expérimenter un premier contact avec le travail de recherche en prenant part à son élaboration auprès des enseignants chercheurs. Le séminaire auquel j’ai participé consiste à expérimenter une étude des paysages agricoles du Pays basque par le prisme des pratiques ordinaires et de la méthode des atlas des paysages. Au cours de l’année 2017, l’exercice avait pour objectif de formaliser une méthode de rencontre et de discussion avec la population agricole et d’expérimenter la recherche scientifique par la méthode inductive. Dans les faits, cette méthode permet de travailler sans tenter de démonter une leçon théorique initiale. Elle nécessite donc d’adapter la trajectoire de recherche au fil de sa construction sur le terrain. Ceci permettant d’éviter que nos entretiens soit des recherches d’informations présupposées auprès des interlocuteurs.

Nous2 avons rencontré une multitude d’interlocuteurs : agriculteurs, paysans, élus, retraités, techniciens, etc. Tous, ayant au quotidien, les pieds sur le terrain entre Hasparren, St-Palais et Orègue. Nous avons discuté avec eux autour d’un café, d’une brebis ou d’un tracteur. Nous avons échangé à propos des petites histoires du quotidien, celles qui rythment leur vie : à la ferme, aux champs, jusqu’aux estives ; à la maison, en famille ou sur le marché du village. En s’accumulant, ces récits sont devenus des sources de connaissance pour comprendre et partager les détails des paysages agricoles alentour. Nous avons fait le pari de réunir bout à bout cette diversité d’histoire pour tisser une constellation des pratiques qui construisent et alimentent les perceptions paysagères.

Récolter les histoires d’habitants

Les rencontres ne sont pas planifiées. Nous sommes arrivés sur la ferme en nous présentant et en expliquant notre volonté de discuter si le temps le permet. Les sujets de discussion se construisent au fur et à mesure et se précisent lorsque nous apprenons de nouvelles choses. Les questions ne sont pas dirigées et l’échange s’adapte à chaque situation : le lieu de rencontre à l’extérieur, immobile ou en nous promenant sur l’exploitation, dans un bâtiment agricole ou au chaud dans une cuisine ; l’heure de la rencontre qui conditionne la disponibilité et l’activité dans laquelle l’interlocuteur est engagé ; la présence d’autres personnes aux alentours comme les voisins ou des membres de la famille que l’on croise quelques instants. Souvent les discussions s’étendent pendant plusieurs heures, sans que nous voyions le temps passé. Dans ces cas-là, ce ne sont que les heures de repas ou le déclin du soleil qui mettent fin à notre échange. C’est lorsque la rencontre se termine que nous cherchons à obtenir le nom d’un prochain interlocuteur potentiel. Ce peut être un ami, un voisin, un parent, qui pourra prolonger notre discussion et nous apprendre de nouvelles histoires. Nous réalisons ainsi un réseau en « saut de puce » où chacun connaît quelqu’un d’autre. Mais si d’un bout à l’autre de la toile que nous tissons, les individus peuvent ne s’être jamais rencontrés, il est tout de même possible qu’ils partagent des expériences ordinaires similaires.

Certaines expériences sont similaires, mais elles ne sont pas pour autant perçues et appréhendées de la même manière par les habitants. Pour exemple, un objet de discussion comme « la clôture et la haie » est partagé par un grand nombre d’éleveurs, mais tous ont des pratiques très différentes lié à cet objet : l’arrachage des ronces, le développement d’arbustes, les traitements chimiques, l’utilisation pour les animaux, etc. C’est l’habitant qui parle de ses paysages et de ses interactions avec ceux-ci et non plus la parole, le langage et le vocabulaire d’un « expert » qui caractérise unanimement les paysages. Lorsque la parole de l’habitant se superpose à celle de ses voisins, les paysages vibrent par les mots. Entre voisins, il y a des pratiques semblables et d’autres qui s’opposent. Ce sont des solidarités et des tensions dans les paroles et les pratiques qui révèlent la vitalité des paysages. Quand la parole devient pluriel, le paysage n’est plus un objet immuable, il se transforme, il se modifie, il change et il vit.

La méthode de travail permet de dresser un portrait de ces paysages ordinaires et la diversité des éléments récoltés permet de saisir et de comprendre leur fonctionnement. Mais si certains propos se complètent, d’autres peuvent se confronter. Sans jamais avoir recours à un jugement de valeur de notre part dans la restitution, nous souhaitions transmettre cette vibrante vitalité et cette diversité des paroles au sein des paysages.

Retranscrire la diversité des paroles

C’est avec nos notes copiées sur des carnets et nos souvenirs que nous avons retranscrit les entretiens menés. L’exercice est collectif, toute l’équipe se réunit pour échanger des mots, des phrases et proposer « une petite histoire » importante à extraire du flot d’informations. Chacun restitue les informations à l’oral et débute une dictée pour le scribe désigné. Une phrase est d’abord prononcée par quelqu’un, écoutée de tous, écrite, puis lue, modifiée, relue, etc. Les propos doivent être objectifs dans la transcription et nous ne devons pas ajouter notre point de vue personnel ou notre jugement de valeur. Quant aux sujets, ils doivent être détaillés : un lieu précis, une plante précise, un outil précis, etc. Parfois ce travail de précision a nécessité quelques recherches supplémentaires pour nommer scientifiquement une bactérie ou simplement orthographier correctement un mot basque.

Au terme de ce travail, nous sommes parvenus à réunir une centaine d’histoire sur les pratiques ordinaires des agriculteurs et paysans du Pays basque. La plupart des textes sont liés à des photographies, dont les images s’associent à l’explication des propos. Après cette récolte et cette écriture s’ensuit un travail de mise en page pour élaborer un document des connaissances partageables. Dans cette diversité des paroles et des expériences que relate le document, chacun doit pouvoir s’enrichir des pratiques des autres et découvrir des solutions à des problèmes communs. Ce document ainsi produit est devenu un « guide-enquête » dont la vocation est d’accompagner les discussions entre agriculteurs, paysans, élus, techniciens, ouvriers, etc. Dans ce document, nous abordons des sujets par la diversité des histoires ordinaires et des pratiques associées. Un objet d’étude comme la touya est un bon exemple de ce que la diversité des paroles apporte à la compréhension d’un sujet.

Derrière le terme de touya, il y a d’abord dans les paroles, une identification géographique, qui caractérise les landes des hauts de montagne. Cet espace est souvent associé à des chemins de randonnée ou des espaces de pâturage pour les brebis. Pour d’autres, le même mot de touya va désigner la combinaison botanique de la fougère et l’ajonc que l’on trouve en majorité sur ces landes. Pour certains éleveurs, la touya va aussi désigner le fourrage et la litière des bêtes qui sont disposés dans la bergerie, puisque cette fougère et cet ajonc sont fauchés quand l’accès pour les machines est possible. Pour terminer, la touya devient le support d’anciennes pratiques de feu pastoral, moments pendant lesquels les anciens transmettent un savoir-faire sur la maîtrise et la gestion de ces feux aux nouvelles générations. Il est peu probable d’appréhender l’ensemble de la diversité paysagère qui se dissimule derrière ce seul terme, sans avoir pu réunir une multitude de paroles. En ayant conscience des différentes utilisations et compréhensions d’un seul terme, c’est l’ensemble des paysages auquel il participe qui s’enrichissent de cette diversité. Les landes de montagnes deviennent tantôt des moments de solidarité entre générations, des espaces liés au cycle de l’animal, une caractéristique visuelle et touristique du piémont basque, etc. Finalement, la touya a été un sujet pour partager des connaissances pendant nos discussions. Les guides-enquêtes associés ont donc pour vocation de prolonger ce partage pour d’autres interlocuteurs.

Notre intervention sur ce territoire a abouti à la réalisation d’un livret, qui regroupe les histoires récoltées. Il n’y a pas eu d’esquisse d’aménagement, de plans ou de cahier des charges élaborés. Nous participons à la transformation de ces paysages en offrant à tous un premier panorama de la diversité qui fabrique et invente ces paysages. Notre espoir dans ce document réside dans les échanges et les discussions qu’il peut engendrer. Les histoires récoltées et échangées permettent d’agir de manière ordinaire, d’engager des nouvelles dynamiques, des regards nouveaux et diversifiés sur ce qui nous entoure.

Contre la monoculture du discours

Le risque du discours d’expert à propos du paysage, c’est que celui-ci devienne le discours unique, consensuel et lissé de tout un tas de sujets et de problématiques. Lorsque les discours d’habitants sont effacés, alors qu’ils témoignent de la diversité des paroles et des actes ; on efface par la même occasion ce qui fait la spécificité et le vernaculaire de la vie en ces lieux. Le discours qui résulte de cette méthodologie d’expert est pauvre et nous conduit inéluctablement vers une monoculture du paysage. J’aimerais avancer l’idée, au-delà de cette expérience au Pays basque, que c’est dans la diversité et la singularité des « choses » de notre environnement que nous pouvons engager les transformations et les transitions nécessaires pour maintenir et améliorer notre habitat qu’est la terre. Mais pour percevoir et comprendre cette diversité des choses, il faut bien commencer quelque part. L’ordinaire, ce qui est sous nos yeux, me semble être un bon point de départ pour assembler les éléments d’une plus grande constellation.

 

Note / Bibliographie :

1.Ce travail a été réalisé sous la direction des enseignants chercheurs de l’ENSAP Bordeaux Cyrille Marlin et Remi Bercovitz, avec la participation des élèves de Master 2 Aurélie Vasseur, Claire Joselin, Maëlys Damigon, Laurent Dubos et moi-même. Nous avons séjourné au gîte de la ferme Agerria à Saint-Martin d’Arberoue sur les périodes du 11 au 25 novembre 2017 et du 4 au 6 décembre 2017.

2.L’utilisation du pronom « nous » renvoie ici au groupe d’étudiants participants. Il s’agit néanmoins de ma parole qui retrace les événements. Ce « nous » désigne donc le groupe, mais sans s’approprier leur parole.

Retrouver l’intégralité du livret

 

Eric CHAUVIER, 2017, Anthropologie de l’ordinaire, une conversion du regard, Anacharsis

Aurélie VASSEUR, Claire JOSELIN, Maëlys DAMIGON, Laurent DUBOS, Vincent GUERARD, sous la dir. de Cyrille MARLIN, Remi BERCOVITZ, Rencontre avec le Pays basque, expériences de guides-enquêtes par les regards et les pratiques locales, Éditions du Kintoa

 

Pour référencer cet article :

Vincent Guérard, Parole unique & paroles d’habitants, Openfield numéro 14, Décembre 2019