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Berlin, le Mur, 30 ans après.

Au fil des paysages de l’ancien No Man’s Land

1989. 2019. 30 ans que le Mur est tombé. Paysagiste diplômée de l’école de Blois, j’ai réalisé mon travail de fin d’études en 2012 sur un segment de l’ancien mur de Berlin, 8 kilomètres reliant le fameux Mauerpark dans le quartier de Prenzlauerberg et les paysages agricoles à la frontière nord de la ville. C’était il y a sept ans.

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Je me suis, depuis, installée à Berlin et mon intérêt pour cet espace, pour l’espace anciennement occupé par le Mur, n’a pas faibli. Il m’est resté dans un coin de la tête, m’a suivi toutes ces années, comme une sorte de compagnon. Le temps passant à permis de définir les contours du projet servant de point de départ à cet article : parcourir à pied les 160 kilomètres de l’ancienne frontière au cours d’une grande randonnée, pour aller voir comment cet espace à évolué et en réaliser un état des lieux à l’approche de la date anniversaire des 30 ans de la chute du Mur.

Cette randonnée s’est déroulée sur deux semaines, du 1er au 15 juillet dernier.

Un lent voyage, entre Berlin et Berlin, entre Berlin et le Brandebourg, dans l’épaisseur de l’ancien No Man’s Land, au cours duquel j’ai récolté et produit un matériel diversifié sur ses paysages (liste d’essences, enregistrements sonores, croquis, photos, interviews…).

D’abord un petit rappel historique…

Bien que cela puisse paraître étrange à certains, le Mur est un paysage. Pas juste un simple mur, mais une épaisseur, une bande de terre, comprise entre deux murs et tenue sous haute surveillance. De la fermeture de la frontière, le 13 aout 1961, à la chute du Mur le 9 novembre 1989 l’aspect de la frontière n’a cessé de se modifier. Constituée au début d’un simple fil barbelé, elle a été perfectionnée et renforcée au fil du temps. De largeur très variable en fonction du contexte dans lequel elle s’inscrivait (de quelques mètres dans les quartiers densément construits du centre de la ville à plusieurs centaines de mètres en périphérie), la frontière était composée d’un mur intérieur (côté est) et d’un mur extérieur (côté ouest) de 4 mètres de haut surmonté d’un élément cylindrique en béton. C’est ce mur extérieur qui fut le plus souvent représenté et dont chacun conserve l’image en tête. Entre ces deux murs était contenu le « No Man’s Land ». C’est particulièrement lui qui évolua durant les 28 années que dura la séparation. Sans cesse « perfectionné » et équipé de nouveaux dispositifs visant à rendre l’évasion toujours plus difficile. Au milieu des années 1980 il se composait, directement après le mur intérieur, d’une clôture sensible, de 2 à 3 mètres de haut, émettant un signal sonore quand on la touchait, de matelas cloutés et éléments antichars suivis d’une bande de sable, destinée à bien repérer les empreintes des fuyards. Au milieu de cette bande de sable se trouvait le chemin de ronde sur lequel patrouillaient les gardes-frontières de la RDA. Ce dernier était équipé d’un éclairage nocturne et ponctué de miradors. Aux points les plus sensibles étaient attachés des chiens de garde. Le No Man’s Land autour de Berlin Ouest n’a cependant pas été miné ou équipé de dispositifs de tir automatique comme cela a pu être le cas du No Man’s Land entre les deux Allemagnes.

 

À l’ouverture de la frontière, le 9 novembre 1989, succéda une destruction rapide et presque totale des panneaux de béton qui constituaient le mur physique. Parfois réutilisés ou revendus pour tenter (en vain) de couvrir les coûts du démontage, la plupart des éléments en béton seront réduits en gravats. Du Mur ne resta donc visible dans Berlin que le No Man’s Land, une empreinte, une sorte de cicatrice, qui par son vide continua de maintenir les deux moitiés de la ville à distance. Symbole de mort, espace de la honte, le No man’s land tomba après 1989 et pour de nombreuses années dans un oubli volontaire. Trente ans plus tard, il est devenu méconnaissable.

Aperçu du voyage

Au cours du voyage j’ai donc catégorisé et cartographié les différents paysages rencontrés au sein de l’empreinte. Ce que l’on trouve de part et d’autre de l’ancienne frontière a bien sûr une forte influence sur l’espace de l’ancienne frontière lui-même, sur l’aspect de ses paysages, mais aussi sur ses dynamiques, et doit être pris en compte dans l’analyse paysagère. J’ai cependant décidé pour cette étude de me concentrer sur les paysages de l’ancien No Man’s Land au sens strict ; ceci peut-être comme première étape à un travail de plus grande envergure. Les 22 catégories paysagères ont été définies par mes soins et sont probablement discutables. À la fois paysagères, botaniques et sensibles, elles sont le fruit de mon analyse, de mon interprétation, subjective et demandent à être prises comme telles.

La carte des paysages confirme les impressions sur le terrain et montre d’abord une grande diversité paysagère. Bien sûr les 22 types se répètent au fil des 160 kilomètres, mais il s’opère une variation paysagère suffisamment régulière qui renforce cette impression de diversité et parvient à tenir en haleine le promeneur curieux.

Bien que Berlin, à l’inverse de Paris, soit une ville décentralisée, la carte des paysages montre aussi un fort contraste entre la partie de l’empreinte située dans le centre de la ville et celle située plus en périphérie. Par « centre », j’entends ici son centre géographique. C’est la partie la plus attractive et aussi la plus densément construite de la ville. Elle a un caractère plus urbain que certains quartiers de la périphérie affichant parfois des allures de petites villes de province ou même de village. Pour plus de facilité, on définira ici le centre-ville comme la partie de Berlin comprise à l’intérieur du cercle formé par le Ringbahn (ligne numéro 41 et 42 des transports publics berlinois) et symbolisé par la ligne rouge en pointillé sur les cartes ci-dessous.

Dans le centre de la ville, plus de 30 % de l’ancien No Man’s Land a été reconstruit, tandis que près de 20 % sont redevenus espaces publics, rues, places ou parcs. Le tracé du Mur, lorsqu’il coupait une rue, est symbolisé par une double ligne de pavés qui se retrouve partout dans la ville. Son empreinte, dans le centre-ville, a quasiment disparu et ne se devine encore, pour qui veut vraiment la voir, qu’au travers de la présence de chantier en cours ou fraichement terminés et aux façades rutilantes des immeubles neufs et souvent de haut-standing.

Les seuls fragments de l’empreinte dont l’épaisseur demeure encore intacte dans le centre de Berlin sont ceux qui ont été transformés en parcs ou lieux de mémoire. Ils représentent tout de même 20 % du territoire autrefois occupé par le Mur.

Le plus célèbre des parcs aménagés dans l’empreinte est le Mauerpark, situé au nord de Berlin, entre les quartiers de Prenzlauerberg et Wedding. Ce tronçon du No Man’s Land a été, dès la chute du Mur, utilisé par les habitants des alentours comme parc de proximité. Acquis par la ville de Berlin grâce aux fonds de la « Allianz Umweltstiftung », le Mauerpark fut dessiné par le paysagiste hambourgeois Gustav Lange et inauguré en 1994. Il est depuis devenu l’un des parcs les plus appréciés et fréquentés de la ville.

Parmi les lieux de mémoires dédiés au Mur on compte entre autres la East Side Galerie. Avec ses 1,3 km, c’est le plus long segment du Mur encore debout. Ayant servi de support à la réalisation de nombreux tableaux après la chute du Mur, c’est aujourd’hui l’une des plus grandes « galeries de peinture » en plein air. Dégradés par l’érosion et le vandalisme, les tableaux de la East Side Galerie ont été restaurés en 2009 à l’occasion du 20e anniversaire de la chute du Mur. 

Dans la Bernauerstraße, au mémorial du Mur, on peut observer la dernière partie du Mur conservée intacte dans son épaisseur (mur extérieur, No Man’s Land et mur intérieur). L’ensemble du mémorial s’étend sur une longueur de 1,4 km. Les segments manquants du Mur y sont symbolisés par des éléments verticaux en métal rappelant les fers à béton rendus visibles par l’érosion sur les panneaux originaux. Leur écartement savamment calculé permet à la fois de conserver l’impression de frontière, tout en la rendant en tous points franchissable. Conçu comme un site archéologique cet aménagement fait preuve d’une grande élégance, apportée notamment par le caractère épuré de ses lignes et un usage subtil des matériaux.

La tendance générale à la disparition des friches dans le centre de Berlin s’observe et se confirme également au sein du territoire de l’empreinte. Elles n’y représentent plus qu’à peine 2,5 %, sous forme de résidus isolés et souvent encerclés par des chantiers en cours.En revanche, en s’éloignant du centre ville et à mesure que diminue la pression foncière, une grande partie de l’empreinte du Mur demeure encore bien lisible.

Laissée à l’abandon depuis trente ans, elle a été colonisée par la végétation spontanée. De la lande herbeuse à la forêt la plus dense, c’est toute la diversité du cortège végétal des paysages berlinois qui s’exprime au sein du territoire de l’ancienne frontière.

Même si les tronçons situés au sein ou à proximité de quartiers résidentiels commencent à être un peu grignotés par l’habitat individuel (5 % de la surface), c’est désormais ce paysage de « friche », à différents stades de développement qui, en occupant près de 40 % de sa surface, caractérise à mon sens véritablement l’empreinte en périphérie de Berlin.

J’en distingue ici trois grands stades de développement : ouvert, semi-ouvert et fermé.

Par friches ouvertes, j’entends les espaces où dominent les espèces herbacées, landes ou prairies, où la végétation rase laisse une large place au ciel. Elles n’occupent aujourd’hui plus que 5 % de la surface de l’empreinte. Les friches semi-ouvertes quant à elles, occupent environ 15 % de l’empreinte. Dominées par des essences arbustives, elles présentent un paysage plus ou moins fermé en fonction du stade de développement et de la hauteur de la végétation. C’est dans ces fourrés, protégés des regards par la base fournie et touffue des arbustes, qu’il est le plus agréable de planter la tente. Les friches fermées pour finir, à dominante arborée, occupent près de 20 % de la surface. On trouve au sein de l’empreinte différents stades de développement de la friche arborée – du taillis dense à la véritable futaie.

Le stade de développement de la végétation, laissée libre depuis la chute du Mur, semble être le produit combiné de l’influence des paysages alentour et de la nature du sol. Plus ou moins fertile ou compact, le sol est plus ou moins rapide à coloniser. Le « nasse Dreieck » (reste du No Man’s Land, vaste friche triangulaire au nord du Mauerpark), par exemple, fut utilisé comme espace de stockage et de concassage des panneaux de béton après la chute du Mur. Son sol, en grande partie composé de gravats issus du mur lui-même est pauvre et compact et explique pourquoi, malgré l’absence d’entretien, la végétation arbustive tarde à se développer. Tandis que pour les tronçons situés au milieu de forêts installées on constate généralement un développement plus avancé de la végétation, issue en grande partie de graines semées naturellement par les arbres alentours, immédiatement après la chute du Mur.

La végétation, 30 ans plus tard et au même titre que n’importe quel monument, vient nous raconter l’histoire. Doucement, à l’oreille de celui qui veut bien l’entendre, au travers de ce cordon vert et de son épaisseur entourant encore Berlin Ouest.

Elle a lentement transformé les paysages désolés du No Man’s Land. Et même si cet espace reste encore chargé d’histoire et symbole de l’un des grands conflits de la fin du 20e siècle, c’est particulièrement la beauté modeste de ces paysages qui m’a le plus séduite et touchée. Surprise également de constater qu’en 30 ans d’abandon ces paysages soient désormais la plupart du temps complètement dénués de cette « grande histoire » si lourde et de ce fait finalement disponibles à l’écriture de nouvelles histoires.

Le territoire de l’empreinte accueille tous ensemble les promeneurs des environs comme ceux venus de plus loin, les jeux des enfants, les sportifs du dimanche, mais aussi nombre d’animaux domestiques ou sauvages ainsi qu’une grande variété de plantes et d’insectes. Cet espace qui autrefois séparait aujourd’hui rassemble. L’empreinte du Mur en périphérie de Berlin est aussi un formidable atout écologique pour la ville. De plus, ces friches n’ayant pour la plupart pas encore réintégré le circuit des espaces publics établis ne sont que très peu entretenues et règlementées. Accessibles et ouvertes à tous elles sont des lieux de liberté et d’expression de la diversité.

Bien consciente de son potentiel, la ville de Berlin s’emploie depuis de nombreuses années à protéger ce qu’il reste de l’ancien territoire du Mur. Le projet du Mauerweg, chemin de randonnée permettant de faire le tour de Berlin Ouest en suivant l’ancien chemin de patrouille des gardes-frontière de la RDA, a été réalisé entre 2002 et 2006. Il continu depuis à être amélioré, tronçon après tronçon. C’est un projet d’envergure et il demande du temps. Espérons que la ville de Berlin réussira malgré le caractère souvent brutal et normalisateur des politiques d’aménagement, à en préserver la poésie et la diversité.

 

Pour référencer cet article :

Marion Guichard, Berlin, le Mur, 30 ans après., Openfield numéro 14, Décembre 2019