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Paysages de l’après-pétrole?

L’association RITIMO vient d’éditer un nouveau numéro de la collection Passerelle, dans le cadre de la Coredem (Communauté des sites de Ressources documentaires pour une Démocratie Mondiale) et avec l’appui de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme. Odile Marcel (la Compagnie du Paysage) et Baptiste Sanson (la Bergerie de Villarceaux) en ont assuré la coordination.

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Sous le titre «Paysages de l’après-pétrole?», ce recueil a pour ambition d’ouvrir une réflexion sur notre temps, notre société et son rapport à l’espace, traversés par l’éventualité d’un pic pétrolier ou du moins une raréfaction et un coût grandissant des énergies fossiles. Autour d’une trentaine de témoignages d’ingénieurs, d’urbanistes, de paysagistes, d’architectes, d’écrivains et de philosophes, les paysages sont questionnés, dans leur histoire et leur aménagement, comme possibles éléments fondateurs d’une transition énergétique souhaitable et par bien des aspects indispensable.

La question de l’agriculture et de son empreinte sur les milieux est bien sûr abordée. Il nous a donc semblé ici intéressant d’en transcrire les grandes idées développées dans un certain nombre d’articles.

L’une d’entre elles est la permanence du mouvement. Comme le dit jean-Yves Quay, «découvrir comment la nature réinvestit les espaces transformés par l’homme peut utilement rappeler que le paysage n’est jamais figé». Alors que la campagne, fruit du travail de la terre et de générations de paysans, apparaît aujourd’hui, aux yeux d’une société majoritairement citadine, comme l’incarnation de la nature dans son caractère immuable et quelque part figé, l’ensemble des auteurs défend l’idée d’une campagne mobile, s’adaptant au gré des besoins et des pratiques agraires. C’est avant tout le principal outil de l’agriculteur.

Pour Jean-Yves Quay, la forme urbaine vient de la campagne, du travail de la terre dans sa forme première qu’a été la clairière. Si l’homme descend de l’arbre, comme se plaît à le rappeler Francis Hallé, la forêt, qu’elle soit sous forme de massifs ou linéaire comme le bocage, a fourni pendant des siècles l’essentiel des éléments nécessaires à la vie quotidienne. Cette connaissance de la terre a permis la multiplication des établissements humains, la connexion entre eux, l’échange et le transport des biens et des personnes, toujours plus loin, toujours plus vite.

Pourtant, ce développement continu et frénétique a peu à peu éloigné la plupart d’entre nous de la terre. Au point où Jean-Claude Lefeuvre et Odile Marcel, en introduction à leur article («Changement de paradigme: Inventer des paysages biocompatibles avec les espaces agricoles de production») pose la question suivante : «Jusqu’à quel point l’homme est-il une anti-nature? […] Accélérée de façon exponentielle pendant la deuxième moitié du XXe siècle, la croissance économique des sociétés humaines a utilisé de façon intensive des ressources naturelles dont le stock planétaire, à notre échelle temporelle, peut être considéré comme fini. […] Cette croissance non maîtrisée tend en particulier à effacer les systèmes d’aménagements anciens, fruits d’interventions multiples, qui avaient su composer un accord, une cohabitation entre des terres cultivées ou pâturées et des fragments d’écosystèmes naturels». Si transition énergétique il y a, elle ne pourra donc se faire sans un changement de regard sur le monde qui nous entoure et une prise de conscience lourde des effets destructeurs d’une croissance sans cesse agitée comme le but à atteindre, la seule source du bonheur.

Et si l’une des solutions venait de la terre elle-même ? Brisant l’éternelle opposition entre ville et campagne, n’est-il pas possible d’envisager l’ensemble d’un territoire comme un tout, où les différents composants, dans leur complémentarité, permettraient d’assurer une place à chacun ?

Il est important de veiller à ne pas répéter l’histoire. Yves Hubert appelle ainsi à une polyvalence du territoire. Selon lui, le développement urbain, toujours demandeur de nouveaux espaces libres pris sur la campagne, doit impérativement être remis en question. La réduction de notre dépendance énergétique imposera une régulation des déplacements. «La proximité deviendra de plus en plus un maître mot : proximité par rapport au travail, aux équipements, aux écoles, aux besoins alimentaires, aux loisirs, à la nature …». Si une ville plus compacte apparaît comme une solution, ce concept introduit fortement le développement d’une agriculture urbaine de qualité, répondant au mieux aux besoins, exploitant le maximum d’espaces libres dans ou à proximité des villes. «Le paysage naît d’un processus évolutif et de cette interaction infinie de l’homme et de son milieu. […] prendre le paysage comme le support de la démarche est sans doute une issue méthodologique intéressante.»

L’agriculture, et au premier chef les agriculteurs, vont donc devoir relever ce défi, être attentifs aux demandes de la population et surtout anticiper les changements à venir.

A l’heure actuelle, l’agriculture de montagne, peut-être au départ plus fragile que celle des plaines, apparaît à l’avant-garde des réflexions agro-écologiques. Ce soin apporté aux paysages, initié à partir de 1972 avec le Congrès de la Montagne de Clermont-Ferrand, tient également au fait de valoriser les produits locaux. Régis Ambroise et Baptiste Sanson illustrent ce propos au travers de l’expérience de «Maxime Viallet, président de la coopérative de Beaufort, qui fut pionnier pour impulser dans les montagnes françaises la politique qu’il mettait en œuvre dans sa vallée : valoriser les ressources fourragères locales et notamment les parcelles en pente, s’organiser en coopérative pour garantir la qualité du fromage et pas seulement augmenter la quantité, maintenir le maximum d’agriculteurs double-actifs qui vivraient du revenu du lait de leurs animaux et de l’entretien apporté à la montagne par leur gestion.» Le paysage naît également à partir du moment où on donne une valeur à un espace. Pour l’agriculteur, c’est également une manière de valoriser son travail, de lui donner une identité reconnaissable par le plus grand nombre.

Toutefois, la diminution du nombre d’agriculteurs a entraîné l’augmentation de la taille des exploitations. De même, la taille des parcelles ne cesse de s’accroître, accompagnée d’une mécanisation toujours plus grande. «Que deviendront ces territoires si le cours du pétrole et des autres ressources fossiles, qui constituent le moteur de ces systèmes de production agricole, augmente de façon radicale ?»

Si des aménagements sont faits pour aider ce système, les dommages environnementaux continueront de s’accroître. Il semble davantage souhaitable d’envisager une agriculture qui intégrerait, à grande échelle, les pratiques environnementales permettant une multifonctionnalité des espaces. Ce changement des pratiques agraires et surtout de la logique productive apparaît indispensable pour toutes les formes d’agricultures.

Mais comme le fait remarquer Philippe Pointereau, «la transformation des paysages tient de fait de l’évolution des habitudes alimentaires.» Cette prise de conscience, cette urgence, doit donc venir aussi des consommateurs, de la population en demande plus en plus de produits issus d’une agriculture respectueuse. Mais si l’offre dans ce domaine est de plus en plus grande, le consommateur doit toujours veiller à ce que cela ne soit pas qu’une opération de «greenwashing» d’une industrie agro-alimentaire peu scrupuleuse. Pour continuer à nourrir une population mondiale croissante, l’agriculture devra se transformer en profondeur, prendre de nouveaux visages, adopter de nouvelles pratiques.

Si une agriculture de grands espaces perdurera, elle pourra être également non loin des villes et même en leur sein. Du fait de la modification des modes de déplacement, les sources de production de denrées devront être au plus près des bassins de vie. Il ne s’agit plus d’un verdissement ornemental des villes mais bien d’un «verdissement productif» de la ville et de sa périphérie. La précarité sociale peut également forcer un certain nombre de personnes à cultiver un lopin de terre. «Ces formes agricoles nouvelles réinventent ainsi le paysage urbain», selon Christine Aubry. «Ces nouveaux paysages alimentaires questionnent fortement le rôle du paysagiste professionnel formé à être prescripteur, quand il propose des aménagements paysagers, et qui va devoir se transformer en conseiller et parfois en médiateur.» Il est donc important que les écoles de paysage et d’architecture s’emparent de ces questions et fassent de l’espace rural un champ de recherche et d’enseignement. Si les agriculteurs, principaux créateurs de paysage, doivent changer un certain nombre de pratiques, Xavier Guillot soutient l’idée que les concepteurs doivent aussi réviser leurs outils, «renouveler leur connaissance des enjeux qui se jouent dans ces territoires, sans les déconnecter de ceux qui se posent dans nos agglomérations.» L’espace rural apparaît comme un terrain d’expérimentation idéal pour élaborer une autre manière de faire du projet.

Depuis l’abandon de l’Etat de la compétence «urbanisme» au profit des communes, entités souvent peu armées pour répondre à ces questions, le concepteur doit venir soutenir les municipalités, les aider à faire les bons choix, valoriser la terre et sa culture au profit d’une forme urbaine et bâtie raisonnée. Il s’agit également au concepteur de donner aux élus et aux habitants de petites et moyennes villes une culture du projet, démontrer l’impérieuse nécessité de concevoir un espace dans sa globalité, adapter les outils à l’échelle de la demande, «penser le changement plutôt que changer le pansement.» Le projet, en milieu rural, doit être source de bien commun, tant dans sa construction que dans son usage. L’appropriation de nouvelles pratiques, de nouveaux usages, se fera par l’acquisition d’un même vocabulaire, maîtrisé par tous.

«Pour agir autrement, il est essentiel de connaître d’autres expériences et de pouvoir échanger avec leurs protagonistes, afin de pouvoir prendre du recul, en parlant aussi bien des éléments déclencheurs, des outils, des particularités locales que des freins, des limites, des facteurs bloquants.» (Armelle Lagadec et Mathilde Kempf)

Si l’espace rural doit mettre en évidence sa multifonctionnalité, il apparaît que les personnes qui se penchent à son chevet doivent faire de même. Une plus grande transversalité des disciplines est nécessaire. Pour Sophie Bonin, Baptiste Sanson et Monique Toublanc, «les préoccupations agricoles gagnent du terrain chez les professionnels de l’aménagement urbain, les préoccupations d’aménagement montent en puissance chez les agronomes ; cela correspond à la recherche de nouveaux modes de développement des territoires, plus durables, dans un contexte de transition énergétique.»

L’agriculture, aux franges des villes, devient un lieu d’expérimentation, une manière d’envisager différemment une agriculture intensive au contact d’une population citadine, ne vivant pas de la terre, appréciant son travail et l’image qu’elle renvoie. Petit à petit, cette dynamique irrigue le territoire, émerge dans des régions de déprise agricole, colonise des parcelles oubliées. Ici, le travail du concepteur, qu’il soit paysagiste ou architecte, de l’agronome et de l’agriculteur devient indispensable, à la fois pour fabriquer un outil agricole efficace et productif, mais aussi répondre aux attentes d’une population rurale soucieuse de la qualité des paysages.

Selon Giovanna Marinoni, «le paysage d’après le pétrole sera peut-être, en ce sens, le lieu d’un plus grand nombre d’expériences partagées.» Une partie du changement viendra donc sans doute de la culture de la terre, questionnant sans cesse nos modes de vies.

Ces quelques lignes ne sont bien sûr qu’une retranscription partielle des l’ensemble des réflexions irriguant cette excellente revue. Avec nos moyens, nous tenions à en faire l’écho et ainsi faire en sorte que ces idées avancent et puissent aider à mettre en place de nouvelles façons de vivre et d’habiter, de nouvelles manières de voir le monde.

 

 

Pour référencer cet article :

Marin Baudin, Paysages de l’après-pétrole?, Openfield numéro 2, Juin 2013