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Plongée en carnet, saison 1 (suite)

Au cours de l’année 2020, en deux périodes, la population française a reçu l’ordre de demeurer confinée. Dans ces moments d’isolement contraint, j’ai posté une petite chronique, principalement à destination des étudiants, en me replongeant dans des carnets rangés dans mes étagères. Au fil des jours, des relations entre les dessins choisis, le texte associé et l’expérience contrainte du confinement se sont peu à peu affirmées, sans qu’il se soit agi au départ d’un projet explicite. Cette chronique a cessé avec le retour à une libre circulation.

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Saison 1, épisode 10
Mardi 21 avril 2020

Mauléon (Deux-Sèvres), coteau de l’Ouin. Puisqu’on nous dit de ne pas bouger, restons à Mauléon. Un kilomètre autour de chez soi c’est vite atteint, surtout si l’on ne dispose pas d’une bonne densité de chemins, de rues ou d’espaces publics accessibles. Il faudra comparer. Un article de Science & Avenir faisait état du chiffre de 250 000 km de chemins disparus en quarante ans en France, soit un quart de son linéaire. Chemins et sentiers forment la maille fine du territoire, du moins à l’échelle de notre espèce. En écologie du paysage, des modélisations très sérieuses permettent de mesurer finement les couloirs de déplacement de certains animaux, comme les chauves-souris. Je ne sais pas si ces outils ont été poussés jusqu’à examiner nos propres espaces de circulation (ces données, si elles existent, mériteraient d’être corrélées à celles des fabricants de clôtures grillagées). Qu’est-ce que tout ça a à voir avec Mauléon ? Ici, sur ce dessin, des bénévoles d’une association naturaliste défrichent un coteau pour retrouver des milieux de landes favorables au criquet tacheté (Myrmeleotettix maculatus maculatus). L’un des participants raconte que ce coteau, quelques années auparavant, servait de terrain d’envol de parapente. La région n’a rien de montagneux, mais cela suffisait pour organiser des stages avec les jeunes du pays. Au pied de la butte passe un vieux chemin, coupé à certains endroits. La commune de Mauléon (avec ses communes associées) s’est donné les moyens de reconstituer un réseau pédestre cohérent entre les villages. Lorsqu’elle rencontre des difficultés pour acquérir un tronçon, elle formule une demande de déclaration d’utilité publique pour expropriation. Tout ce travail effectué par des agents, des élus, des bénévoles et des habitants n’est pas forcément visible ni spectaculaire. Mais il participe d’une définition du paysage comme ressource, d’utilité publique, qui est à prendre avec le plus grand sérieux.

https://www.researchgate.net/publication/318641118_Le_chemin_de_l’esperado

Saison 1, épisode 11
Jeudi 23 avril 2020

Polder du Nord-Est (Pays-Bas), Rutten. Quittons le bocage deux-sévrien (voir épisodes 9 et 10) pour le Polder du Nord-Est, aux Pays-Bas. Qu’est-ce qui relie les deux situations, à part près de mille kilomètres de routes et d’autoroutes ? Les plans de paysage. À Mauléon, celui du Bocage bressuirais est en cours de finalisation, selon l’approche développée par le ministère de la transition écologique français. D’où viennent les plans de paysage ? Des Pays-Bas. Et le Polder du Nord-Est en est un exemple magistral. Cela remonte à la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. La reprise des travaux de poldérisation du Zuiderzee et la nécessité de restaurer les paysages de Zélande, décimés par les inondations, conduisent les Hollandais à mettre en œuvre des procédures d’aménagement intégrant un volet de planification paysagère à grande échelle. Contrairement aux paysages français, qui semblent hérités de centaines de générations, les situations de polder offrent des pages quasi vierges. L’étendue nue du Noordoostpolder est sculptée par l’adjonction pragmatique de rideaux d’arbres autour des nouvelles fermes, par des écharpes boisées protectrices qui enserrent les villages, comme celui de Nagele, dont l’étude est confiée à la jeune avant-garde architecturale hollandaise. Nagele est en soi un projet remarquable, par l’équilibre de la composition entre espaces ouverts, logements en bande et édifices publics. L’ancienne église catholique abrite aujourd’hui un musée qui restitue l’histoire urbaine, architecturale et paysagère du village. On y découvre les plans laissés par les paysagistes, J. T. P. Bijhouwer et Mien Ruys notamment. À l’échelle du polder, les trames arborées sont resserrées à l’approche de la mer intérieure, devenue lac d’eau douce. À l’intérieur, seuls les grands axes viaires sont plantés. Les figures sont simples, faites pour affronter le temps. Plus de cinquante ans ont passé : certaines fermes ont conservé et renouvelé leur ceinture boisée, à la manière des clos-masures normands. D’autres les ont supprimés et un nouveau paysage apparaît, moins ordonné, mais qui se réinventera sûrement un jour. On redécouvrira alors peut-être le travail de ces paysagistes pionniers.

https://museumnagele.nl/

Saison 1, épisode 12
Mardi 28 avril 2020

Clairière des Hauts-Buttés, Monthermé (Ardennes) et Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire), vue depuis l’esplanade du Mont Glonne. Retour des Pays-Bas, en empruntant le passage dérobé de la vallée de la Meuse, à travers le massif ardennais. L’impression est forte, dans les villes et villages, que l’horloge s’est arrêtée quelques décennies auparavant. Quittant la boucle de Revin par la petite route en lacets qui achève de désorienter le visiteur, la longue séquence forestière qui suit n’a rien pour le rattacher à un quelconque repère. La descente vers le monument du Maquis des Manises ajoute à l’égarement le poids du drame historique. Le premier village, au débouché des bois offre l’image d’une clairière agricole modeste, où l’on prend cependant plaisir à s’attarder, à s’ébrouer du flot contradictoire des émotions. Les lecteurs de Julien Gracq auront reconnu le parcours qu’emprunte l’aspirant Grange, au début d’Un balcon en forêt, lorsqu’il rejoint son poste militaire des Falizes. Il me semble qu’avec l’été qui s’annonce, propice aux routes secondaires et à la recherche de regroupements humains à densité raisonnable, lire ou relire Julien Gracq sera d’un secours précieux. Suivons-le jusqu’à chez lui, au bord de la Loire, à Saint-Florent-le-Vieil. Là aussi, malgré la belle stature du pont qui enjambe l’île Batailleuse, le flux routier demeure modeste. Les cyclistes s’attardent sous les arbres de l’esplanade haute, de laquelle on découvre l’ensemble du lit majeur, demeuré indemne des grandes infrastructures qui ailleurs équipent les grands fleuves. Les rues du bourg restent paisibles, silencieuses. Mille « cantons » de cette sorte, pour reprendre un mot aimé de l’écrivain, semblent nous attendre pour peu que l’on s’accorde au rythme dolent qui convient à leur découverte. Si les paysagistes lisent Julien Gracq, c’est évidemment en raison de son affection particulière pour les chemins de traverse et l’extraordinaire précision (qui n’appartient qu’à lui) avec laquelle il porte à la surface du langage l’écheveau des impressions nées de la rencontre avec tel ou tel paysage. Quant à son outillage, il plonge dans les racines de la géographie, comme en a souvent témoigné Jean-Louis Tissier, en dialoguant avec lui. Il me semble que dessiner le paysage peut se rattacher à ce corpus de savoirs, qui a lui aussi peut-être glissé dans la secondarité que goûtait tant Julien Gracq… comme une autre face de sa solidité ?

https://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1981_num_10_1_3607

http://patrickbeaulieu.ca/ventury/

Saison 1, épisode 13
Jeudi 30 avril 2020

En route vers nulle part, à bord du El Perdido. Si l’expérience du dessin est celle de l’arrêt, d’une soustraction intentionnelle au flux des journées, aux occupations quotidiennes, qu’en est-il de ces autres temps où l’attention s’accorde à l’action, ou alors se dilue dans le rêve ? Qu’est-ce qui, dans l’expérience du déplacement, nous fait adhérer au spectacle du dehors plutôt qu’à mille autres sollicitations, notamment d’ordre numérique, vers lesquelles il est si facile de se tourner ? Rester assidu au dehors, aux formes qu’il prend, aux signes qu’il tend, aux motifs qui s’immiscent dans le champ de la conscience, est-ce toujours d’actualité ? J’en doute fréquemment, lorsque j’observe autour de moi les passagers dans mon train habituel. Mais je suis comme eux, distrait, absent la plupart du temps. Les longues virées automobiles offrent cependant la possibilité de l’arrêt et permettent de donner un lendemain aux éblouissements des bords de route (selon la belle expression proposée par le philosophe Bruce Bégout). Encore que pas partout. Dans certains états américains, la loi intime l’ordre à chaque conducteur de porter assistance à tout véhicule à l’arrêt. Se garer en bord de voie n’est donc pas recommandé. Le cas le plus célèbre d’arrêt inopiné est celui de Jean-Luc Godard, que l’on aperçoit dans la Lettre à Freddy Buache, expliquant aux policiers suisses qu’il y a bien « urgence » à filmer la lumière qui tombe sur Lausanne, depuis la voie rapide. Il y a bien un plaisir du paysage saisi dans le mouvement, une expérience à laquelle les sociétés ont peu à peu assigné un contenu, une valeur, et dont Marc Desportes a restitué la genèse dans son livre Paysages en mouvement. Qu’en disent les milliers de livreurs qui continuent de parcourir frénétiquement nos territoires à l’arrêt ? Quelles significations donnent-ils aux kilomètres qu’ils avalent, et depuis quelques semaines dans des rues vides ? Puissent-ils connaître de nombreux éblouissements, de la même manière qu’un agriculteur m’avait un jour dit que le paysage qui l’entourait était son « treizième mois » – admirable sagesse, quand on sait ce que rapportent les douze premiers, aux agriculteurs comme aux livreurs.

En lien, Marc Desportes lu par Alain Corbin (Revue historique, no 637, p. 206‑210.)
https://tocs.ub.uni-mainz.de/rezensionen/pdf/221036326.pdf

Saison 1, épisode 14
Mardi 5 mai 2020

Levées du Bois-Dieu (Saint-Pierre-le-Vieux, Vendée) et de Taugon (Charente-Maritime). Avançons, puisqu’il le faut, en direction d’un nouveau terrain d’exploration… celui des digues, sujet qui occupe en ce moment une partie de l’équipe du laboratoire de recherche de l’ENSP. Qu’elles se trouvent en bord de mer ou de fleuve, celles-ci concentrent plusieurs enjeux, le premier d’entre eux étant la défense d’un terrain agricole ou d’un secteur habité contre les inondations ou les submersions marines. De récents événements climatiques nous invitent à regarder d’un peu plus près ces ouvrages, véritables structures paysagères, dont certains sont issus d’aménagements très anciens, de l’ordre de plusieurs siècles. Leur régime de propriété, leur entretien, leur devenir même (élévation ou ouverture), tout cela est aujourd’hui en débat à la lumière de réglementations récentes. Objets charnières entre des milieux souvent contrastés, la digue intéresse le paysagiste par le léger surplomb qu’elle offre, la possibilité de faire une expérience d’entre-deux-mondes. L’espace endigué est caractérisé par la tension d’un événement possible, qui remettrait en cause le fonctionnement, l’existence de cet espace ; l’avant-digue, c’est celui par lequel l’événement arrivera, sa forme jouant sur l’atténuation possible du risque. Des milieux de prés salés, par exemple, absorbent une partie de l’énergie du flux des vagues en cas de submersion. Au-delà des formes visibles, les digues révèlent donc une mécanique du paysage, un jeu de forces qui le traversent potentiellement. À en lire les manuels techniques, l’arbre, sur les digues, n’est pas le bienvenu, en raison des fissures créées par les réseaux racinaires, que l’eau peut rapidement aggraver. En Charente-Maritime et en Vendée, nous travaillons sur des levées qui avaient été intentionnellement plantées. Elles ont quatre siècles. Une forme séculaire de « génie végétal » y a installé une monumentale concentration d’arbres têtards, aujourd’hui sous la menace d’une pathologie comme la Chalarose du frêne. Que parviendrons-nous à transmettre de ces grandes structures paysagères ? Quel scénario pour ces digues ?

https://www.lgp.cnrs.fr/digues/

Saison 1, épisode 15
Mardi 12 mai 2020

Quartier de Préplot, Coulon (Deux-Sèvres). Derniers jours de confinement, après huit semaines passées sans quitter le cercle restreint d’un petit village poitevin, en bordure de marais. Au loin, les hautes frondaisons des peupliers signalent les boisements et les bocages aquatiques d’une Venise verte restée exempte de toute incursion humaine pendant cette période, qu’il s’agisse des touristes ou bien des riverains qui vivent d’habitude ce marais avec une certaine ferveur. Parmi ces derniers, je range les pêcheurs, dont beaucoup sont mes voisins directs. Je ne pratique pas la pêche, mais il me semble avoir quelque chose en commun avec les pêcheurs. Eux se relient au paysage par le fil de nylon posé sur l’eau, moi par le trait noir sur le papier. Ils exercent ordinairement leur passion au large des autres, le plus souvent seuls et silencieux. En ces semaines de confinement, je les ai vu tourner en rond dans leurs jardins, repeignant les clôtures, cherchant quoi faire dans l’environnement déjà bien tenu de leur maison et du garage. Ils ont traversé la période avec la patience que leur passion exige, mâtinée de quelque chose de plus, bougonnerie civique ou civisme bougon, comme on veut. Mais ce qui interroge, au-delà du cas des pêcheurs, c’est la rigueur avec laquelle ont été fermés, en France, la plupart des espaces qui font du bien, qu’il agisse de parcs, de plages, de chemins de montagne, de berges, de forêts, dont le mode de fréquentation n’appelle ordinairement ni à la presse, ni à une prise de risques inconsidérés. Tandis que s’est fortement accentuée la numérisation du temps dédié au travail et aux loisirs, les interactions primaires avec l’espace vont-elles demeurer classées parmi les activités suspectes ? Au fil de ces dernières semaines, le jardinage est également apparu comme un angle mort des décisions politiques et administratives, en particulier à partir du cas des productions vivrières permises dans les jardins familiaux. Dans ce même temps, magasins fermiers et systèmes de vente directe voyaient croître, parfois en le doublant, leur volume d’activité. En Charente-Maritime voisine, la minoterie de Courçon a multiplié par vingt sa production de farine ensachée. Il y a comme un air de revanche de la pâte brisée sur la nourriture industrielle. Une évolution positive du paysage s’est peut-être décidée depuis l’espace de nos cuisines pendant ces huit semaines, mais le temps de son intégration à la chaine du soin ne semble pas encore venu en France.

https://theconversation.com/confinement-en-ville-pourquoi-lacces-a-la-nature-est-tout-simplement-vital-137500


Ceci est le second article issu de la série “Plongée en carnet”.
Épisodes 10 – 15 /24 épisodes.

 

Note / Bibliographie :

Merci à Ana Teodorescu, Céline Lesage et Zoé Bouvet, au service communication de l’École nationale supérieure de paysage de Versailles d’avoir assuré, pendant ces deux périodes d’isolement contraint, la mise en ligne de cette chronique. Merci à l’équipe d’Openfield d’avoir accepté d’en conserver une trace moins évanescente que celle des réseaux sociaux.

Pour référencer cet article :

Alexis Pernet, Plongée en carnet, saison 1 (suite), Openfield , 6 juillet 2021

Saison 1, épisode 10, Mauléon (Deux-Sèvres), coteau de l’Ouin. ©Alexis Pernet
Saison 1, épisode 11, polder du Nord-Est (Pays-Bas), Rutten ©Alexis Pernet
Saison 1, épisode 12, Clairière des Hauts-Buttés, Monthermé (Ardennes) et Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire), vue depuis l’esplanade du Mont Glonne ©Alexis Pernet
Saison 1, épisode 13, En route vers nulle part, à bord du El Perdido ©Alexis Pernet
Saison 1, épisode 14, levées du Bois-Dieu (Saint-Pierre-le-Vieux, Vendée) et de Taugon (Charente-Maritime). ©Alexis Pernet
Saison 1, épisode 15, Quartier de Préplot, Coulon (Deux-Sèvres) ©Alexis Pernet