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Haie Vive

Cet article, publié en 2015 dans la revue Billebaude a été rédigé suite au travail réalisé par l’artiste pour le musée de la Chasse et de la Nature à Paris dans la vallée de l’Argonne Ardennaise. Il présente une étape importante pour la réalisation du projet qui est la rencontre des agriculteurs et habitants environnants le domaine de Belval.

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Article publié le 29/04/2015 dans la revue Billebaude n°6. Ruralité : quel héritage ?

Un artiste est un faiseur, il partage la même racine « art » avec l’artisan, comme il partage les cultures des agriculteurs. Mes oeuvres sont des actions en interdépendance avec un milieu social, économique et environnemental afin de retrouver le Politique. Quand je fais bien mon travail, des traces (dessins, sculptures, photographies, documents…) transmettent un peu de puissance pour se représenter notre monde et agir. Ma pratique artistique se fonde sur un travail d’enquête. Je développe une écoute pour tenter, dans mon oeuvre, d’articuler ce qui est dit et ce qui est fait. En 2014, le musée de la Chasse et de la Nature à Paris m’a commandité d’oeuvrer dans la vallée de l’Argonne Ardennaise, plus précisément à Belval-bois-des-Dames. Je vous livre ici un article que j’ai écrit dans le cadre de ce travail et qui a été diffusé dans la revue Billebaude. Il présente une étape importante pour la réalisation du projet “Haie vive”. Le chemin du maïs est balisé par les témoiganges récoltés durant des rencontres avec les agriculteurs et habitants du territoire.
À travers cet article nous développons ces témoignages.

HAIE VIVE

Je suis fils d’éleveurs laitiers. Mon frère est associé à mes parents dans l’exploitation. Pendant les vacances, les mercredis ou les fins de semaine, je fus, depuis ma tendre enfance, une aide familiale non négligeable. Pour financer mes études à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, j’ai été ouvrier agricole spécialisé dans l’irrigation des champs de maïs. Je me suis donc appliqué à raccorder les tuyaux et à amorcer les pompes pour que l’eau, ce précieux liquide, abreuve nos sillons uniformes. Les bottes bien enfoncées dans un sol compact et la tête à la merci d’un soleil de plomb, maniant les canons Irrifrance, je m’amusais de cet immense pouvoir qui consistait à fabriquer des arcs-en-ciel. Les territoires ruraux sont des champs de bataille où s’affrontent vivement des cultures de la nature. Les humains sont en campagne et nous subissons tous – humains et non-humains – les dommages collatéraux.
En 2014, le musée de la Chasse et de la Nature m’a invité au domaine de Belval, dans les Ardennes, pour élaborer une œuvre autour de ces questions : comment représenter nos campagnes marquées par l’érosion de la biodiversité, la désertification des territoires, le délitement du tissu social ? Alors que la population des agriculteurs ne cesse de décliner, comment s’associer à eux pour amender la terre en cultivant des habitats vertueux ?

Le maïs est une plante issue de la mondialisation engagée depuis des siècles. C’est une plante commune qui fait parler. C’est un levier d’enquête. Elle révèle nos excès, nos peurs et un désamour qui se trame dans les campagnes. En résidence, je suis allé à la rencontre des habitants. J’ai enfourché un vélo, arpenté le canton de Buzancy, emprunté le chemin des Tyrones, celui des vaches, et puis observé les semis de maïs dans les Douces Terres des Pêches. Entre la traite du matin et les travaux des champs, les agriculteurs m’ont consacré un peu de leur temps précieux.

En suivant le cycle du maïs, j’ai tissé un chemin, qui, lors d’une étape dans le verger pédagogique du domaine de Belval, propose au promeneur de se perdre dans le labyrinthe d’une haie vive, plantée de charmes tressés, d’ail des ours, de fraisiers, pour embrasser la complexité du vivant.

En fonction de leurs parcelles et de leurs plans d’assolement, les agriculteurs y ont contribué. Leurs propos balisent ce sentier coconstruit avec eux entre le GR14 et le GR Marches de Meuse. J’invite à lire le paysage que les agriculteurs écrivent. De la même façon, ce texte chemine librement autour de leurs propos, volontairement laissés bruts pour faire entendre leurs doutes et leurs interrogations sur l’avenir.

crédit photo : Haie vive –  © Thierry Boutonnier 2015


ELEVAGE

Boileau, éleveur de bovins lait, raconte la légende du maïs, plante miracle venue sauver ceux de l’Argonne, région agricole du sud des Ardennes.
« L’arrivée du maïs ? C’était une curiosité. Quand on donnait ça aux vaches, c’est sûr, ça pissait le lait. Et pour engraisser les bêtes, pareil. C’était un peu la plante miracle à un moment. Mais le problème avec l’ensilage, c’est que c’est acide. Les vaches se mettent à distiller. Un véto m’a dit que 50 kg de ce fourrage de maïs équivalaient à 3 litres de whisky ! C’est une distillerie ambulante, la vache, elle ne dure pas longtemps quand elle en mange de trop… »

Dans le champ des frères Pascal et Bruno Juillet, éleveurs laitiers, le rose fluorescent de cette graine de maïs enrobée par un traitement phytosanitaire, à demi cachée sous une terre inerte, signe une modification des cultures. Le maïs, plante tropicale, fut hybridé pour être cultivé sous nos latitudes. Le brevetage du vivant hérite de cette technique et contraint chaque année l’agriculteur à racheter ses semences. Des modèles d’agroécosystèmes complexes se muent en une agriculture intensive et spécialisée. Cet échange interrogateur entre un agriculteur et sa femme témoigne des doutes qui traversent ces acteurs des réseaux alimentaires :

Boileau : Il n’y a pas de problème en soi avec le maïs. Mais on est en train de le diaboliser avec les OGM et avec les produits chimiques qui enrobent la semence, le Gaucho®, le Cruiser®… Pour moi, il n’y a pas besoin de tous ces trucs-là.
Mme Boileau : Les semences traitées, quand elles poussent, ça fait un cornet qui retient l’eau. Les abeilles viennent boire dans ce petit cornet de maïs et sont intoxiquées…
Monsieur : L’insecticide est diffusé dans toute la plante.
Madame : Beaucoup de gens chopent un cancer de la prostate.
Monsieur : Beaucoup d’agriculteurs retraités. C’est quand même bizarre ça.
Madame : Maintenant, est-ce pareil pour tous les autres gens ? Je ne sais pas. Est-ce que c’est lié à cela ?
Monsieur : De toute façon, je peux le dire depuis qu’on est passés au bio en 2010, je ne vois plus le véto pour les vaches. Il y a de moins en moins de bêtes malades.

Le maïs n’est pas en lui-même un agent de destruction. Mais la façon dont on le cultive déséquilibre tout un habitat sur lequel l’homme joue pour l’instant la tactique de la terre brûlée.

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crédit photo : Haie vive –  © Thierry Boutonnier 2015


MACHINISME

Ce semoir spécifique au maïs est branché au tracteur d’une entreprise agricole qui manœuvre dans la parcelle des frères Juillet. Sur les traces du plan Marshall, nous avons ouvert le champ de la monoculture. Le machinisme est bien pratique, explique M. Bertrand, agriculteur et éleveur installé depuis 1975 : « Pour la betterave, il fallait faire tout à la main. Le maïs, c’était plus mécanique. À mon avis, un hectare de betteraves produit autant à manger qu’un hectare de maïs. Le machinisme ! C’est pour cela que l’on s’est orienté plutôt vers le maïs que vers la betterave. »

Le maïs, les vaches, le sol, les abeilles et les hommes se nourrissent les uns les autres, réseau complexe d’interdépendances sur lequel viennent se brancher des machines. Les branchements sont denses et carburent à plein régime. Conséquence imprévue, si le machinisme réduit les efforts physiques et remplace la main-d’œuvre, il contraint les chefs d’exploitation à une course solitaire. Certains d’entre eux s’attachent à des robots pour automatiser la traite des vaches. Avec Yannick Lambert, jeune éleveur laitier dont les parents vont partir à la retraite, nous discutons du rôle des machines : « Tout seul, il va y avoir du boulot ! Bon, on vient de mettre des robots, là, pour traire les vaches. Pour faire les travaux des champs, on appellera des entreprises et puis si cela ne va pas… on verra bien.

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crédit photo : Haie vive –  © Thierry Boutonnier 2015


TRANSMISSION

Les agroécosystèmes ont été façonnés par des exploitations familiales devenues infructueuses. En 1962, la loi d’orientation de l’agriculture a modernisé le travail en favorisant un autre modèle agricole. M. Léonard, agriculteur à la retraite, ironise : « La loi de 1962, elle disait : l’exploitation familiale, c’est deux unités de travail humain. Et moi, je dis : aujourd’hui, ce n’est plus l’exploitation familiale, c’est l’exploitation de la famille ! »

L’entraide familiale a bénéficié d’un toilettage moderne en reconnaissant un statut aux membres de la famille participant à la conduite de l’exploitation agricole. Cependant, les conjointes d’agriculteurs n’ont commencé à cotiser pour la retraite que dans les années 1980. Les règles du travail n’ont pas rendu plus équitable la situation emmêlée des familles d’agriculteurs. Le célibat a fait son lit dans une campagne exploitée. Dans les Douces Terres des Pêches, un dénouement est proche. C’est Bruno Juillet, maire de Belval et agriculteur, qui l’annonce : « Sur les quatre exploitations restantes, deux fermes avaient des enfants. Une dont le fils est parti vendre des voitures dans le Midi. Donc il ne reprendra pas le métier. L’autre, la fille, doit être dans la recherche et les autres n’ont pas d’enfants. Alors donc l’agriculture, c’est fini. » Et son frère Pascal d’ajouter : « Après nous, c’est fini. »

L’exploitant, de plus en plus seul sur ses terres retournées, tente de domestiquer les marchés. M. Bernard Bestel, agriculteur et éleveur, raconte : « On a beau réfléchir, mais puisque rien n’est sûr dans nos prix de lait, de céréales, etc., on a du mal à faire un projet sur l’avenir. Maintenant, tout dépend des cours mondiaux… Tout cela évolue tellement vite. Ce qui est bien aujourd’hui ne le sera plus demain. »

Les Boileau me racontent que « le lait, travail trop astreignant, dégoûte les jeunes ». Sans un prix du lait qui intègre les savoir-faire et métiers de l’éleveur, tous considèrent que leur monde est probablement fini. Le lait tourne comme la roue. La vache rit jaune. Les polycultures de l’Argonne ont laissé place à une agriculture intensive. Dans cette mutation agro-industrielle à l’œuvre, la solitude règne avec les machines. Même si, constate Bernard Bestel, comme pour nous rassurer : « Ce n’est pas encore le désert… »

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crédit photo : Haie vive –  © Thierry Boutonnier 2015
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crédit photo : Haie vive –  © Thierry Boutonnier 2015

COOPERATION

Les Boileau se souviennent des récoltes d’autrefois : « Mes parents avaient acheté une ensileuse avec trois autres exploitants. Les chantiers d’ensilage étaient une fête. » M. Bertrand rappelle même les menus : « On faisait le maïs et à midi : pâté, apéro, gâteaux, galettes, desserts, tout… La génération d’après ne veut pas entendre parler de ça parce qu’il faut aller de plus en plus vite et ça finit avec un sandwich. » La fête est finie. Qu’en est-il de la coopération entre agriculteurs ?

Le modèle d’exploitation familiale est dépassé par des structures agro-industrielles, comme celles qui poussent en Europe de l’Est, où certains chefs d’exploitation ardennais sont partis investir. Comme le dit en souriant avec dépit Mme Léonard en se comparant à ces modèles : « On n’arrive pas à faire mieux que les kolkhozes capitalistes. »
Léonard s’interroge : « On aurait peut-être pu avoir du salariat dans les entreprises agricoles pour soulager un peu le chef d’exploitation. Une des causes de l’abandon du lait, c’est quand même la contrainte. Et puis, je pense un mouvement coopératif qui n’est plus coopératif. Vous n’êtes plus que des numéros. » M. Bestel nous aide à compter : « Il faut toutes les casquettes : on est patron, on est ouvrier, il faut faire trente-six métiers… »

Nous vivons majoritairement en ville et d’un travail autre que celui de l’agriculture. Comment coopérons-nous avec les agriculteurs et les éleveurs pour les aider à cultiver un environnement vivable ? Les mots de Virgile à César dans les Géorgiques pourraient nous inspirer : « De nos cultivateurs viens donc guider les mains ; Et prélude par eux au bonheur des humains. » Sans faire de la terre, notre seul habitat, une maison en feu.

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crédit photo : Haie vive –  © Thierry Boutonnier 2015

HABITAT

Dans les prairies de la Couture de l’Étang, des haies arrachées brûlent. Une machine rassemble le bois autour du foyer. J’observe les prés retournés et l’agrandissement des surfaces pour la culture du maïs. Les vaches désertent les pâtures et Bruno Juillet anticipe : « Peut-être que des repreneurs viendront d’ailleurs. Mais pour faire quel paysage ? Ils vont venir ici pour culbuter des parcs, semer du blé, puis retourneront chez eux. Ils ne viendront pas traire des vaches ici. »

L’agriculture transforme notre habitat. Le paysage, dont les agriculteurs sont les scribes, traduit cette transformation. Aujourd’hui, ils tracent des sillons suivant un brouhaha assourdissant et beaucoup d’énergies fossiles. Que lire dans ce paysage ? Des terres nues rayent l’horizon de Réingrève. Avec d’autres mots que les scientifiques, les agriculteurs constatent les nouveaux déséquilibres. « De nos jours, à cause du changement climatique, cela va devenir impossible d’être paysan. C’est vrai ! On aura un mois de pluie sans arrêt, un mois de sécheresse terrible… En ce moment, on n’a pas le temps qu’il faut. Ce n’est pas normal, ça change terriblement. L’année dernière, l’entreprise de travaux agricoles avait semé du maïs et, en trois jours, il était noyé. Cela n’était jamais arrivé. Noyé au mois de mai ! » M. Bestel renchérit : « Jamais mon père n’avait parlé d’autant de fluctuations météorologiques. Il y a plus de catastrophes. On doit adapter nos façons de cultiver, choisir des indices plus tardifs pour les semences. » Son regard me transperce et il ajoute : « Mais est-ce que l’on ne se fait pas du tort à nous-mêmes au bout d’un moment ? »

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crédit photo : Haie vive –  © Thierry Boutonnier 2015
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crédit photo : Haie vive –  © Thierry Boutonnier 2015

 

Note / Bibliographie :

Boutonnier Thierry, Haie Vive, Revue Billebaude, N°6. Ruralité : quel héritage, éditions Glénat, 29/04/2015

La revue Billebaude
Lancée en novembre 2012 par la Fondation François Sommer, en partenariat avec les éditions Glénat, Billebaude est une revue semestrielle qui interroge le rapport de l’homme à la nature et à l’animalité.
Revue d’analyses, d’interviews, de récits, Billebaude est aussi galerie d’art, qui prolonge, sur papier, l’espace du musée de la Chasse et de la Nature en exposant des propositions artistiques originales. Chaque numéro s’appuie sur les réflexions menées au sein de la Fondation François Sommer sur la question écologique, sur les propositions culturelles du musée et sur les partenariats de recherche établis avec le monde universitaire. Lieu de débats et d’explorations, elle cherche, sans a priori, à susciter la réflexion autour des usages de la nature.

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Lire la présentation complète de la revue sur le site du musée de la chasse et de la nature
> Retrouver la collection Billebaude chez Glénat éditions

Pour référencer cet article :

Thierry Boutonnier, Haie Vive, Openfield numéro 6, Février 2016