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S’approcher du fleuve

Comprendre la relation entre les hommes et le fleuve, telle que je veux essayer de la décrire dans ce texte passe par un récit personnel. Des circonstances extérieures multiples m’ont amenée à commencer une thèse de géographie sur les paysages de fleuve, moi qui avais passé toute mon enfance à vivre des paysages sans fleuve, à l’île de la Réunion. Là-bas, toutes les grandes ravines sont des fleuves au sens géographique, mais certainement pas dans la toponymie locale, ni par rapport à l’imaginaire que l’on se fait de ces grands cours d’eau, ni encore sur les critères de longueur ou de débit qui classent ces cours d’eau mondiaux.

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Ce travail doctoral visait avant tout à réfléchir aux méthodes d’évaluation des paysages pour une meilleure prise en compte dans les politiques publiques. Mais le développer sur la Loire ajoutait un autre dépaysement, dans l’épaisseur historique cette fois, car la grande caractéristique de ce fleuve est qu’il a sédimenté énormément d’histoire géologique, et surtout humaine et culturelle. Mes premiers séjours exploratoires au bord du fleuve se sont donc faits avec une certaine attente nourrie de beaucoup d’a priori, d’images toutes faites, liées aux lectures préalables obligées de tout projet doctoral. J’étais avec un sentiment proche de celui qui nous possède lorsqu’on aborde le littoral, avec une impatience à aller voir la mer, et le premier aperçu de l’étendue marine nous fait lancer de grandes exclamations et nous absorbe dans cette vision, incapable de voir autre chose, et emporté par le désir d’aller plus près, de toucher l’eau, de se sentir proche de l’objet rêvé.

Il en a été de même du fleuve : j’avais tellement entendu parler de lui déjà, ou plutôt d’elle car c’est bien une figure féminine qui domine dans les descriptions poétiques, littéraires ou picturales les plus connues. J’avais déjà traqué son occurrence dans les guides touristiques du XIXe siècle à nos jours, j’avais aussi pris conscience que mon objet d’étude était un haut-lieu de la géographie régionale : j’avais fini sans doute confusément par considérer ce grand tracé linéaire et courbe au milieu de la carte de France avec un mélange d’appréhension et de vénération. L’approche devait donc se faire avec circonspection et prudence, c’est sans doute pour cela que mon premier terrain d’enquête choisi a été le plus en amont, vers Brives-Charensac, dans la région du Puy-en-Velay, là où la Loire a une morphologie de cours d’eau modeste, qui n’est pas celle consacrée, modélisée, par Roger Dion pour le Val de Loire, et ne se forment encore que très modestement les îles, bancs de sable, et élargissements du lit majeur qui constituent les images de référence. La douceur n’y est pas encore angevine, les levées ne se dressent pas pour corseter le fil de l’eau, François Ier et Léonard de Vinci n’ont pas foulé ces berges, pas de grand château n’impressionne le voyageur. Pourtant, curieusement, l’impatience à voir la Loire, à s’approcher du fleuve, était tout aussi présente. Elle s’est seulement trouvée un peu douchée, non pas que la rivière soit modeste à sa première sortie des gorges de Serre de la Fare (elle ne l’est pas tant que ça et forme déjà un débit et une largeur du lit digne des plus grands cours d’eau de mon enfance), mais parce qu’elle était en travaux, comme on peut le dire d’un bâtiment, pour un chantier prévu dans le cadre du Plan Loire Grandeur Nature. Pour éviter la construction du barrage de Serre de la Fare tout en protégeant la ville des inondations, des travaux importants de dérochement étaient menés dans le lit mineur, ce qui impliquait de le détourner, d’abattre les arbres de la ripisylve, de remodeler des berges à coup de bulldozer et de tombereaux pour évacuer troncs et pierres. Autant dire que la Loire de Du Bellay ou même de Roger Dion était très loin, et pas seulement parce que je n’étais pas dans le Val de Loire central.

Mais la fascination pour un motif paysager aussi riche en représentations établies n’est pas si facile à faire disparaître : en aval et en amont, le caractère sauvage se laissait apprécier, et bien sûr, la visite aux sources du fleuve, au Mont Gerbier-de-Jonc, bien que perturbée par les annonces de « source véritable » par ci, « source authentique » par là, permettait de retrouver l’imagerie du suc bien individualisé au-dessus du plateau du Mézenc. Ainsi, étrangère à la région, mais la tête emplie de références, ce qui était modèle paysager littéraire ou pictural devient chimère à poursuivre, et faire correspondre les modèles à la réalité s’avère une activité entre jeu d’illusion ou jeu des erreurs. Je faisais la touriste, et si c’était avec plaisir, c’était aussi en m’éloignant de l’objectif de ma venue.

Ma question de thèse, assez naïve, mais qui finalement ne m’a pas quittée aujourd’hui encore, était d’évaluer les façons dont les riverains, ceux qui habitaient les bords du fleuve, pouvaient voir, observer, vivre leurs paysages, au regard de ce qui était pris en compte dans les politiques publiques, à savoir surtout ce paysage modélisé par des images figées, issues de l’histoire des arts puis fixées par un consensus global, et une diffusion au fil du temps, dans tous les esprits, par le biais des anthologies, des références scolaires, des guides touristiques. Je voulais travailler sur les systèmes de représentations sociales. Dès les premiers contacts avec la Loire, j’ai donc cherché à discuter avec les promeneurs, observateurs, pêcheurs à la ligne, et j’ai commencé une enquête plus organisée, en prenant rendez-vous au domicile de personnes habitants là, depuis plus ou moins longtemps. Si le déplacement sur le terrain m’avait déjà montré d’autres paysages que ceux de mon imagination, la rencontre avec les habitants m’a ouvert un monde encore plus grand, un fleuve non pas figé dans des modèles mais bien vivant, dont la fascination est précisément liée à ce caractère vivant, au sens de dynamique mais aussi au sens d’imprévu.

J’ai découvert en écoutant les riverains une réelle communauté de perception liée au spectacle du fleuve, mais qui n’est pas fixable dans des images : ce sont des récits, des moments racontés, faits de mouvement, de fugacité, de saisons, de lumières changeantes, d’eaux qui montent et qui descendent, d’oiseaux qui passent, de vent qui change de force ou de sens. Les propos des habitants révélaient une réalité inépuisable : que les paysages ne sont pas tant des images que des expériences, dont la sédimentation certes peut produire des images et des récits exprimables, mais qui sont forcément réducteurs de la richesse de l’expérience.


« C’est impressionnant, on se dit, que la Loire, on peut la connaître, être habitué et vivre dessus, on ne la dominera jamais. Le gars qui connaît la Loire par coeur, il peut se faire pigeonner à n’importe quel moment, se noyer, c’est facile, simple comme tout. Une seconde d’inattention, c’est… Elle est dangereuse quand elle est grande, il n’y a que là qu’elle a un intérêt. Je vous garantis que c’est majestueux, c’est superbe [en crue]. Et puis elle est dangereuse quand elle est basse, pour les culs de grève, pour les sables mouvants. Et ça ça a toujours été. » (un habitant de Chouzé-sur-Loire, Indre-et-Loire)


« J’aime beaucoup les îles, et… vous savez ce qu’on appelle les îles sur la Loire ? En fait, c’est pas des îles, c’est des îles intermittentes, et ça c’est très bien. [Des grèves alors ?] Non, mais ici on dit des îles. Et vous avez donc le long de la Loire des fermes qui s’appellent l’île, y’en a tous les 10 km. Parce que momentanément elles sont complètement coupées. À tel point que je connais des gens, quand ils savent que la crue va venir, ils laissent leurs voitures à 2 km de chez eux, ils ont un bateau et après ils vont chercher leur bateau. Alors ce côté si vous voulez, montée intermittente de l’eau, ça donne quand même une vie extraordinaire. […] Dans ces îles, y’a une végétation qui est très particulière, et il y a aussi une faune très particulière […] Qui vit avec le fleuve et qui au moment des crues va dans les arbres. Ça c’est quand même assez extraordinaire. » (un habitant de Decize, Nièvre)

Mon parcours m’a ensuite conduite à investir des motifs paysagers plus ponctuels des bords de l’eau, les grands aménagements énergétiques. L’étude des représentations sociales des grands barrages et des centrales nucléaires, dans leur rapport au fleuve, a abouti à des résultats inattendus : le traumatisme des populations riveraines de ces aménagements, dans les entretiens auprès des habitants, était bien plus fort dans le cas des grands barrages. Même les jeunes générations n’ayant pas connu la situation d’avant-barrage témoignaient d’un attachement à la rivière vivante, courante, et étaient dépréciateurs du plan d’eau qui aujourd’hui baigne les pieds de leur village. Les lieux préférés se situaient sur le cours d’eau vif, en aval mais encore plus en amont du village. Ce qui est en jeu bien sûr est la mémoire d’un engloutissement, de terres cultivées, de forêts appropriées, de bords de rivière accessibles et intimes. Il s’agit d’une perte symbolique surtout, étant donné que beaucoup des usages associés à ces milieux ne peuvent plus avoir lieu : certains n’ont plus cours (lavage, moulins, alimentation), d’autres comme les pratiques de pêche ou d’agriculture, ne concernaient que peu de personnes, et sont bien éloignées des modes de vie actuels des jeunes interrogés. Mais la force du sentiment exprimé se retrouve partout dans le monde et auprès de populations sociologiquement très différentes, lors des transformations liées à ces grands barrages : c’est ce que montre les travaux d’anthropologie de la Banque Mondiale en Asie, en Afrique ou en Amérique latine (Cernea, 1998 ; Faure, 2012), mais aussi dans d’autres situations en Europe (Wateau, 2010 ; Blanc et Bonin, 2008), le fait qu’il se transmette aux générations suivantes, amène à donner beaucoup de valeur à cette perte.

Plutôt que symbolique, il serait alors plus juste de parler de perte culturelle : avec la transformation d’un cours d’eau animé en une étendue plane et calme, ce sont des caractères et des dynamiques locales qui ont été perdues, et le paysage de la vallée s’en trouve lissé au sens propre comme au sens figuré. On pourrait considérer cela comme de la nostalgie, mais lorsqu’un sentiment est exprimé par différentes générations, recueillies dans différentes situations post-barrages, il faut bien y voir quelque chose de plus profond, comme une résistance à un processus de modernisation dévorant, et un attachement aux lieux viscéral, existentiel. Une preuve à rebours est que la situation des riverains de centrale nucléaire est toute autre. L’aménagement dans ces cas-là affecte les représentations sociales du point de vue du regard extérieur, et du risque global nucléaire, mais qui n’est pas forcément mis en rapport avec la proximité à l’installation. L’aspect de la rivière n’est que peu modifié, les dynamiques hydrologiques, sédimentaires, végétales et faunistiques sont toujours sensibles et actives. Ainsi les pratiques de loisirs, de contemplation, et plus généralement le rapport au fleuve et sa place dans l’attachement des riverains à leur lieu de vie est identique à ce qui est exprimé ailleurs le long du fleuve. Il se passe un phénomène semblable à celui de la proximité avec des monuments historiques ou avec d’autres éléments remarquables – négativement ou positivement. Ils sont très présents dans les attentes des personnes qui ne font que passer, visiter, sans habiter, et ils sont reconnus et médiatisés. Mais les discours des riverains les évoquent peu, ou seulement justement par référence à ce regard extérieur. Les propos de ceux ci sont débordés, dominés, par la présence du fleuve, de ses dynamiques, ses couleurs et sa lumière, des mouvements de l’eau, des changements saisonniers, et c’est là que réside un attachement fondamental.


« Elle est quand même restée sauvage, avec les variations de niveau, les crues et les basses eaux. L’évolution des sables, l’évolution des profondeurs de l’eau. C’est un fleuve qui est constamment en mouvement. Pas simplement de descente d’eau, mais en mouvement de position de sable, position de berge, rapidité de courant, niveau de l’eau. C’est un fleuve qui, enfin à côté d’un fleuve domestiqué, c’est le jour et la nuit. » (un habitant de Chouzé-sur-Loire, Indre-et-Loire)


« La Loire, c’est quand même, ce qui est beau aussi dans la Loire, cet espèce de… l’imprévu. D’une saison à l’autre, on ne sait jamais trop quel visage elle a. » (un habitant de St-Florent-le-Vieil, Maine-et-Loire)


« Le fait qu’elle change tout le temps de paysage aussi. C’est-à-dire que tout à coup elle monte en deux jours, d’une manière impressionnante, y’a plus de plage, y’a plus rien. Et puis deux jours après on voit de nouveau la plage. Y’a des couleurs qui changent tous les jours. La faune aussi, on voit des hérons, on voit des nuées d’oiseaux, différents aussi. C’est toujours changé. » (une habitante de St-Florent-le-Vieil, Maine-et-Loire)

Rétrospectivement, ayant ensuite travaillé sur d’autres milieux, d’autres espaces, il faut considérer cet attachement au fleuve vivant et habité comme tout à fait singulier. Les paysages agricoles, montagnards, forestiers, suscitent aussi des préférences, des attraits fondamentaux, existentiels, pour ceux qui y habitent, mais on ne retrouve pas une fascination aussi focalisée, aussi passionnée. Ce sont les raisons de cette singularité que j’ai donc choisi d’explorer, qui puisent dans l’histoire de la figure du fleuve, mais aussi dans sa reconnaissance comme bien commun paysager. 


 > retrouvez l’intégralité de l’article Loire Vivante dans l’ouvrage Portrait de Loire, récit d’un bord de fleuve,  aux éditons Libel

 

Note / Bibliographie :

Les citations d’habitants sont des extraits inédits de retranscription d’entretiens effectués par Sophie Bonin pour sa thèse de géographie, Paroles d’habitants, discours sur les paysages : l’évaluation des paysages du fleuve Loire (soutenue à l’université Paris 1 en 2002).

BLANC Nathalie, BONIN Sophie (dir.), 2008. Grands barrages et habitants. Les effets sociaux du développement, Editions de la Maison des sciences de l’homme et Éditions Quae.

BONIN Sophie, 2001. « Paysages et représentations dans les guides touristiques. La Loire dans la collection des Guides-Joanne, Guides Bleus (1856 à nos jours) », L’Espace géographique, 2001/2 (tome 30), p. 111-126.

CERNEA, Michael (dir.). 1998, La dimension humaine dans les projets de développement – Les variables sociologiques et culturelles, Karthala.

FAURE Armelle (texte), MAISONABLE Adélaïde (photos), 2012. Bort-les-Orgues, les mots sous le lac. Récits et témoignages d’avant le barrage. Ed. Privat.

WATEAU Fabienne, 2010. « Contester un barrage : anthropologie d’un processus de gestion sociale à Alqueva (Portugal) », dans Graciela Schneier-Madanes (dir.). L’eau mondialisée : la gouvernance en question, Editions La Découverte, pp.271-284.

 

Pour référencer cet article :

Sophie Bonin & Véronique Popinet, S’approcher du fleuve, Openfield numéro 15, Juillet 2020