Posted inEssais / Recherches

L’agriculture comme projet spatial

La position d’agriculteur, voire la posture, suppose un rapport particulier à l’espace et plus largement à la nature. Celle-ci bien sûr, et de manière évidente, le place dans un rapport permanent avec le vivant et implique sa modification et sa nécessaire maîtrise dans une visée productive et positive.

Posted on

L’agriculture comme rapport au monde

L’agriculteur modifie ainsi consciemment la nature et se place mentalement et historiquement au centre des choses, cette représentation l’autorisant à travailler et à transformer l’espace pour assouvir sa propre subsistance. Il apparaît d’ailleurs selon certaines thèses que l’apparition de l’agriculture ne serait pas liée à une nécessité ou à l’apparition de techniques nouvelles à un moment donné, mais serait en grande partie associée à une transformation des représentations dans certains groupes humains. Certaines recherches archéologiques ont notamment montré que les premiers agriculteurs apparus au Moyen-Orient il y a plus de 10 000 ans avaient abandonné une vision animiste du monde au profit de représentations désormais humaines des dieux, bien qu’on ne sache pas réellement qui à précédé l’autre, entre le changement de représentations et l’apparition de l’agriculture (1).

L’homme s’est en tout cas mis à façonner des déesses, quittant une perception le plaçant comme un élément de la Nature parmi d’autres et vénérant ce qui semblait la peupler, pour se placer désormais au centre du monde et représenter dieu à son image. Il apparaîtrait alors que l’agriculture telle que nous la connaissons et depuis sa naissance serait permise et nécessairement liée à une vision centralisatrice de l’homme au sein du monde, l’autorisant alors à modifier le vivant et à organiser l’espace pour ses propres besoins et pour sa propre subsistance. Ce bouleversement culturel est extrêmement important, ayant transformé totalement la vision que l’homme porte sur le monde et modifiant profondément sa manière de l’habiter. La terre n’est dès lors plus uniquement un espace de prélèvement où l’homme est un animal au milieu des autres animaux, mais elle devient nourricière et quasiment maternelle, l’homme la transformant pour lui-même. La religion catholique d’ailleurs, qui a semble-t-il trouvé son apogée dans les civilisations rurales, paraît correspondre et être très fortement liée à cette représentation agraire du monde, celle-ci perdant de sa force dans des sociétés devenant de plus en plus urbaine.

Si le néolithique a été lié à cette révolution extrêmement forte, l’homme quittant sa position de chasseur-cueilleur pour devenir agriculteur, transformation donc tant physique que culturelle, il semble aujourd’hui qu’une nouvelle révolution aussi profonde se produise. L’homme devient partout majoritairement urbain, ce qui ne n’avait jamais eu lieu à cette échelle dans l’histoire humaine, et se place ainsi dans une position nouvelle part rapport au monde. Pour la première fois dans l’évolution de l’humanité la part des hommes qui assure la production alimentaire devient minoritaire. Dans les pays dit développés celle-ci est même extrêmement faible, 3 % seulement de la population en France ayant aujourd’hui cette fonction. Cette révolution urbaine suppose dès lors un bouleversement total du rapport au monde et des représentations qui lui sont associées.

La position urbaine implique un rapport au vivant totalement différent, celle-ci n’imposant plus une confrontation avec la nature dans une visée de production mais extériorise totalement l’homme de ce rôle de producteur. La nature semble apparaître alors comme l’envers de la ville et comme son nouvel imaginaire, étant à la fois son opposé et son complément nécessaire. La ville se doit de protéger la nature et de construire un équilibre avec elle, en entraînant une mystification nouvelle. Les Parcs Naturels Nationaux sont pensés comme les nouveaux temples, le dehors de la ville devant correspondre à cette attente de nature et satisfaire cette existence, la nature étant désormais voulue à l’intérieur même de la ville, les scénarios issus du cinéma de science fiction représentent une vision catastrophiste du monde où la ville est partout et où la nature a totalement disparu. Il y a désormais une dualité unique formulée entre ville et nature, et à l’intérieur de ce schéma l’agriculture s’efface progressivement. Celle-ci désormais n’est acceptée pratiquement que dans une vision généralement passéiste, représentant le bon agriculteur comme celui qui prend soin de la nature dans une vision très souvent fantasmée où l’agriculteur vivait en accord avec elle. L’agriculture se pare alors d’authentique, de naturel, de traditions, de terroirs, de paysans. Ces revendications bien souvent extérieures apparaissent dès lors pour une majorité d’agriculteurs actuels issus directement des sociétés paysannes précédentes comme un reniement de l’effort moderniste des décennies passées. La vision urbaine semble alors mélanger nature et agriculture, ou en tout cas tendre à ce que l’agriculture corresponde totalement à cette idée de nature. La domination de l’animal, part du vivant qui nous est le plus proche, pour le tuer et le consommer devient extrêmement complexe et accentue cette remise en question globale de notre position dans le monde et d’une nature que nous ne voulons plus toucher ou perturber. Nous ne souhaitons plus dominer le vivant pour nous-mêmes, nous tendons à vouloir devenir un élément du vivant parmi le vivant et « dans » la nature. Pourtant plus une société est urbaine et plus elle est nécessairement agricole, et l’agriculture se doit de s’inventer différemment à l’échelle de cette nouvelle révolution physique et culturelle, et refonder ainsi totalement son rapport au monde et sa manière de l’habiter et de le construire.

Paysage de cultures céréalières en Isère © Rémi Janin

 

L’agriculture, un paysage mobile et en mouvement

L’agriculture présente la caractéristique d’être un espace dynamique et d’être totalement mobile à des échelles de temps différentes en fonction de ses formes. Le projet de paysage récurrent pour le paysagiste, qu’il porte sur la création d’espaces publics, de parcs urbains, de jardins ornementaux ou bien de compositions urbaines par exemple, consiste bien sûr à toujours penser et organiser le vivant mais le conçoit bien souvent comme une ossature et une organisation figée à l’intérieur duquel le vivant évolue et s’étoffe.

A l’inverse l’agriculture est un projet spatial nécessairement lié au déplacement, à la mobilité et au renouvellement perpétuel. L’élevage en est l’une des formes caractéristiques, les troupeaux variant entre les bâtiments, les pâturages, les parcours lorsqu’il y en a, les animaux étant très souvent mouvant dans un espace pouvant se répartir dans des périmètres très vastes (lorsqu’il y a notamment des principes d’estive). Les formes culturales présentent quant à elles des mobilités différentes, le maraîchage se plaçant sur des temps courts de déplacement des productions et de leur renouvellement, inscrit dans des temps de rotation pouvant être nombreux sur une même année. Les cultures céréalières interviennent quant à elles très généralement dans une mobilité annuelle, alors que les cultures dites pérennes comme la vigne ou l’arboriculture s’inscrivent dans des temps beaucoup plus longs. A l’intérieur de ces cycles ou de ses mouvements déterminés, l’espace agricole est sans cesse en projection et en dynamique. L’agriculture n’est que mobilité, évolution, prévision et anticipation, et ne peut se concevoir que dans une vision évolutive et non finie, tenue dans des cycles intervenant à des échelles différentes. C’est cette dimension première qui en assure la complexité et l’intérêt premier. L’agriculture est un paysage extrêmement riche de par cette notion, présentant un espace qui ne doit pas être uniquement pensé pour son ossature mais également compris à la base pour sa dimension de mobilité permanente et de non finalité. Elle se présente comme un processus avant tout.

L’agriculteur, ce paysagiste inconscient

Tout projet agricole est en soi et de manière indissociable un projet de paysage. Celui-ci n’est cependant pas ou peu conscient chez l’agriculteur, ou alors exprimé d’une manière tacite. Le paysage est au mieux perçu comme le résultat produit par l’agriculture mais il est rarement compris comme le moyen possible de projet. Pourtant chaque projet agricole est un projet de construction de l’espace en soi, l’agriculteur étant dans ce sens proche du paysagiste puisqu’il projette l’espace par différents moyens, le créé en permanence et le fait évoluer. Le paysagiste quant à lui se doit de pouvoir maîtriser les composantes et les dynamiques du projet agricole pour pouvoir accompagner l’agriculteur dans la pensée de cet espace, son amélioration et sa capacité de création formelle. Le paysage comme outil de projet agricole permet ainsi de le formaliser spatialement et de l’envisager d’abord comme une construction et une dynamique spatiale inscrite dans un contexte donné. Le projet agricole est un projet de paysage productif qui se doit donc d’être pensé d’abord comme tel dans une visée de potentialités, de durabilités et d’ouvertures. Ainsi l’agriculteur très souvent est accompagné de techniciens, d’agronomes, de spécialistes et parfois d’écologues dans la définition de son projet, mais il est cependant important de se rendre compte que le projet spatial peut rassembler et permettre de formaliser ces dimensions, en assurant à partir de cette vision agraire une médiation beaucoup plus large. Celle-ci peut amener à ne plus considérer le projet agricole comme un projet cloisonné mais comme un projet désormais pleinement ouvert dans une société extrêmement urbaine et dans espace totalement partagé, tant dans ses usages que dans les regards portés sur lui. L’agriculture se doit donc de devenir un projet de paysage assumé et ouvert.

Clôture mobile pour moutons dans des estives en Savoie © Rémi Janin

 

L’agriculture, une matière nouvelle de projet possible

L’agriculture peut plus largement s’envisager comme une matière centrale et nouvelle de projet de paysage et de territoire, ce qu’elle commence ponctuellement à devenir. Celle-ci ne peut donc pas seulement se penser comme l’une de ses composantes ou l’une de ses « pièces » mais bien comme une vision particulière et dynamique de faire projet et de faire paysage, et ainsi de participer de manière plus complexe et de manière plus intérieure à celui-ci. Elle peut ainsi devenir une matière centrale de pensée de la ville au sens global. La mobilité et les temporalités intrinsèques au projet agricole permettent notamment de questionner le cloisonnement actuel des espaces et la vision de zones encore portée dans le projet urbain.

En terme spatial, l’agriculture peut notamment s’envisager pour sa capacité à investir les « vides » ou les délaissés, et ainsi valoriser ce que les constructions récentes, urbaines ou rurales, ont entrainé en termes d’inutilisés et d’indéfinis. Elle est ensuite une manière possible et plus large de penser le projet, en réfléchissant partout l’espace pour ses potentialités productives. La valeur agronomique des sols, les fonctionnements agraires, les déplacements, les relations entre les lieux, font que si l’on pense l’espace par ce biais les formes qui en découlent sont profondément modifiées. On ne construit pas sur des terres à forte valeur agronomique, si l’on tronque un espace agricole dans un endroit donné c’est un système beaucoup plus vaste que l’on perturbe et que l’on remet en cause par exemple.

En termes de temporalités l’agriculture permet également d’appréhender la question du projet de manière différente. L’agriculture est un moyen léger et mouvant d’investir l’espace du fait quel est un espace en déplacement permanent. L’élevage peut notamment participer de formes qui accueillent à certains moments des usages urbains (lorsque les prés ne sont pas occupés ceux-ci peuvent être ouverts pour d’autres usages suivant des règles précises), les cultures maraîchères voire céréalières supposent nécessairement des temps de repos du sol qui peuvent intervenir dans des conceptions de parcs, d’espaces partagés ou appropriés dans ces moments pour d’autres fonctions, des espaces urbains peuvent servir à la production de fourrage, des systèmes forestiers productifs peuvent être insérés dans les espaces urbains et avoir une valeur d’ouverture. L’agriculture amène ainsi à penser l’espace dans le mouvement.

L’agriculture est aussi une manière économique et frugale de faire projet. Elle se nourrit souvent de récupération, de réemploi, de peu couteux, et doit se comprendre dans cette visée d’économie de moyen, cette pertinence de l’utile, du possible et du faire avec. Une clôture à moutons est bien moins onéreuse qu’une haute barrière rigide, un pâturage est d’une certaine manière beaucoup plus riche qu’une pelouse très coûteuse en entretien au milieu d’un parc urbain. La ville nécessite l’agriculture, pourquoi la repousserait-elle en dehors d’elle alors qu’elle peut se construire avec elle et à partir d’elle, aboutissant à la création de formes nouvelles et partagées ?

L’agriculture est enfin une esthétique potentiellement productrice d’images affirmées comme contemporaines, sobres, mouvantes, variées et riches, simples et capables d’inventions esthétiques. Elle peut participer pleinement de la création de paysages porteurs de nouvelles images. C’est aussi un travail sur le regard, celui posé sur un champ de céréales, sur un verger, un pré à vaches, une peupleraie, une vigne ou encore une culture maraîchère, et d’une certaine manière celui de l’appréhension générale de l’espace productif et de sa capacité à créer de nouveaux paysages.

Projet de paysage et d’architecture sur la ferme d’élevage de Vernand (42), principe de bandes cultivées / agence Fabriques. Maîtrise d’ouvrage : EARL de Vernand © Rémi Janin

 

Le besoin d’un projet agricole nouveau et d’une complète refondation face à la révolution urbaine

L’agriculture vit aujourd’hui sa révolution urbaine. Elle repose encore pourtant sur un projet formulé très largement il y a plus de cinquante ans et pensé comme complètement séparé du projet urbain. Les outils généraux qui lui sont associés datent de ce même moment même s’ils ont partiellement évolué, SAFER, primes ou soutiens à la production, alors qu’émergent de manière relativement dispersée de nouveaux moyens de projet agricole, très souvent à des échelles locales et qui en propose une totale redéfinition. L’agriculture majoritaire semble avoir suivi les problématiques générales qui lui ont fait face sans les anticiper, et n’a plus été capable dans ses politiques globales d’énoncer un projet à la hauteur des enjeux qui se présentent et à la hauteur de la transformation urbaine qu’elle vit et qu’elle vivra. Les mesures agri-environnementales ont timidement émergé sans réelle cohérence et sans compréhension claire de la part du milieu agricole général, l’agro-écologie apparaît désormais de manière floue dans les lois régissant le projet agricole et semble perçue par celui-ci sans réelles convictions. L’agriculture semble croire qu’elle peut encore se penser comme solitaire dans un contexte où sa seule revendication claire est de justifier son existence par la nécessité d’alimenter un monde de plus en plus urbain. Cette vision ne peut cependant plus suffire, l’agriculture doit faire projet et doit s’ouvrir, elle ne peut plus se penser comme cloisonnée dans un monde qui l’a totalement dépassé et dans lequel elle ne comprend plus les représentations portées sur elle, elle ne peut plus subir et tenter de suivre péniblement le projet urbain qui la domine mais être capable de proposer un projet d’ampleur assumé comme contemporain, environnemental, productif, partagé et pleinement participatif de la ville, où qu’elle se trouve. L’agriculture ne peut plus timidement lever la main pour montrer avec mécontentement qu’elle existe encore et proposer par saccades des mesures dispersées, elle doit totalement se refonder et porter un changement profond de formes et de représentations.

Il semble dans ce sens que l’échelle européenne qui l’encadre très largement aujourd’hui ne puisse être suffisante, alors que l’agriculture absorbe pourtant pratiquement 40% du budget européen et vit très largement d’argent public. De nouvelles échelles se définissent et de nouveaux porteurs du projet agricole apparaissent. Celui-ci est de plus en plus porté par des associations, des organismes nouveaux ou bien des collectivités locales qui prennent en charge progressivement le projet agricole par l’achat du foncier, la construction de bâtiments agricoles, par l’aide et l’accompagnement à l’installation de nouveaux agriculteurs, par la mise en place de réseaux de consommateurs et plus largement par la définition d’un nouveau partage de la responsabilité du projet productif et des échanges créés autour de lui. Cette nouvelle échelle et cette nouvelle formulation, si elles peuvent paraître parfois anodines, supposent cependant des déclenchements importants et prémices des moyens d’une nouvelle révolution de l’agriculture. L’agriculture biologique dans ce sens participe notamment de la création d’une nouvelle agriculture capable de répondre à ses enjeux. Il semble cependant important que la ville ne projette pas sur ces formes un regard fantasmé et souvent passéiste, très souvent confondu avec l’idée de nature et la quête d’un idéal précédent, mais puisse à l’inverse assumer la création d’un projet collectif moderne porteur d’images nouvelles. Il est ainsi important que l’agriculture devienne un réel projet de société partagé, assumé comme contemporain. Il sera nécessaire d’en formaliser les nouveaux outils et d’en penser la globalité comme une réelle intention, celle-ci se devant d’être capable d’accompagner la révolution urbaine de l’agriculture.

 

Note / Bibliographie :

(1) Jacques Cauvin, 1998, Naissance de l’agriculture, Paris, CNRS

Pour référencer cet article :

Rémi JANIN, L’agriculture comme projet spatial, Openfield numéro 3, Janvier 2014