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Re-jouer le paysage

récit d'expérience paysagiste

J’entre à l’école primaire pour la première fois depuis longtemps. L’école se situe à la limite nord-ouest de la ville d’Alençon, porte sur le périurbain. Je pousse la grille de la cour puis la porte de la classe. J’appréhende cette intervention et me questionne sur les raisons de ma venue…

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« Laboratoire Éducatif Paysage» : le quartier des Petits Châtelets pour Re-jouer le cours.

 

Cartographie de dessins d'enfants, quartier inventé
Cartographie de dessins d’enfants, quartier inventé

CONTEXTE PSYCHIQUE ET PHYSIQUE

On a tous, un jour, été enfant.
Dans l’oeuvre de Proust, À la recherche du temps perdu, le narrateur mange une madeleine qui déclenche un souvenir lointain, il revit alors une scène de son enfance. L’expression « La madeleine de Proust » désigne un acte, apparemment négligeable mais qui porte une charge émotionnelle forte.
Chacun de nous est empreint de souvenirs qui fondent ce que nous devenons. Le ‘Re-jeu’, c’est la capacité à invoquer une émotion ressentie dans le passé, la capacité de la mémoire à créer de l’imaginaire.
Pourquoi la notion de ‘Re-jeu’ me semble si importante pour créer du Paysage?
Le paysage existe dans les yeux de celui qui regarde, il est un espace qui émeut l’homme par interprétation de ce qui est donné à voir et à sentir, immédiatement ou en différé, par l’entremise de la mémoire et de l’imaginaire. J’ai souhaité interroger cette possibilité de re-jouer parce qu’elle me semble être à la base de l’existence du paysage : c’est aller chercher ce qui nous fait nous sentir vivant individuellement, ce qui anime chacun de nous pour habiter ensemble l’espace commun.
J’ai choisi comme territoire d’expérimentations la Communauté Urbaine d’Alençon, la plus petite de France qui demeure un territoire principalement rural. La ville s’étend, elle mange la plaine. A priori, c’est une nécessité, mais la réalité est tout autre à Alençon, la ville se vide lorsqu’au contraire, dans les villages alentour, la démographie augmente et crée un déséquilibre du maillage rural. Existent alors des villages dortoirs et des zones d’activités qui grignotent les terres agricoles. Pour qu’Alençon s’épanouisse, la nécessité est avant tout de conforter la ville centre, il semble important de consolider des limites contre un urbanisme étiré et morcelé, contre l’étalement et le zoning pour espérer qu’elle puisse se développer à l’avenir et accueillir de nouveaux habitants.

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Communauté urbaine d’Alençon, entre ville-campagne / confusion. Cartographie ©Lucie Poirier

DÉMARCHE

C’est dans ce contexte que j’interviens. Grâce à l’écriture d’un récit : «Le mur» dans un premier temps, je tente de démontrer à quel point ce qui fait obstacle à la connaissance de l’autre et à la rencontre est lié à l’enfermement spatial instauré dans ces espaces du périurbain de la ville d’Alençon. La privatisation de chacun des lieux et les liants spatiaux manquants entre ces lieux et les usages qu’ils proposent rendent incompréhensible de visu leur rôle au sein de la société. C’est grâce à la recherche de traces d’une géographie dans les interstices, lieux oubliés, invisibles, et par la rencontre de ceux qui vivent là que je tente de rencontrer les lieux afin de comprendre ce qu’ils sont au-delà de leurs qualités spatiales, autrement dit ce qu’ils représentent dans l’imaginaire collectif.
Entre urbanité et monde rural, j’ai besoin de saisir ce qu’une communauté est susceptible de développer comme désirs et comme projections. Pour ce faire, je me tourne vers l’enfant : c’est au travers d’un ‘Laboratoire Éducatif Paysage’ que j’interviens dans une école primaire auprès d’élèves d’une classe de CM 1. Les enfants de 10 ans sont les témoins de la mutation de leurs espaces de construction intime. Leurs souvenirs d’enfance seront liés à ces lieux, et ce sont eux qui fondent le respect pour ces espaces. Ce partage me permet de saisir ce qui construit les perceptions intimes de l’espace et m’efforce à re-jouer le paysage pour faire émerger de nouveaux imaginaires. Je recherche ce qui, dans le petit, agite le grand.
Enfin, je propose des transformations spatiales pour faire remonter la rivière à travers le quartier, cours d’eau jusqu’alors oublié. Je souhaite que tous les espaces convergent les uns vers les autres. Parce qu’elle fait émerger la géographie du territoire, la rivière permet d’orienter vers le Paysage et d’éduquer à ce qu’il est. C’est par l’amusement qu’un nouveau Paysage peut exister.
D’une sensation première à l’apprivoisement de réalités sociales, je me suis offert différents points de vue qui me permettent de proposer des transformations spatiales pour la création d’un Paysage.

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Photographie de la cour de récréation inondée par la rivière Briante ©Lucie Poirier

LE LABORATOIRE PLUS EN DÉTAIL

Le paysagiste, s’il veut être moteur de projet, doit comprendre la société à laquelle il appartient car la sociologie nous apporte un corps d’idées directrices qui donnent un sens à nos actions.
Emile Durkheim définit l’éducation comme «une socialisation de la jeune génération par la génération adulte» ; L’éducation est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence, elle est le lien entre l’être individuel et l’être social que nous sommes tous. L’école est un «microcosme social».
La rencontre avec le cadre scolaire a grandement enrichit ma démarche. L’institutrice attendait de moi que j’ai des «objectifs. Elle ne savait pas bien dans quelle case pédagogique ce Laboratoire allait bien pouvoir rentrer. Je lui proposais un enseignement transversal, relevant à la fois de la géographie, des arts plastiques ou encore du français et n’avais pas d’attentes particulières, sinon de comprendre ce que peut transmettre un paysagiste, avec son approche singulière et ce qu’il peut y gagner lui-même pour la conception de nouveaux espaces.

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Visite de terrain avec les enfants : portes de l’imagination Vist. Photographies et dessin du bas ©Lucie Poirier

C’est en lien avec le territoire habité que s’instaure peu à peu une relation entre l’enfant et l’espace. La première approche s’est faite en classe. Après s’être mis d’accord sur une définition commune du paysage il s’agissait de le dessiner d’après des souvenirs. Trois dessins: «Le chemin de la maison à l’école», puis «Mon Paysage» ou encore «Dans la peau d’un oiseau» furent des approches du paysage par la représentation. Je comprends à ce moment que ce n’est pas en parlant de «paysage» que je vais saisir son importance dans le quotidien de l’enfant. Hors du cadre de l’image, nous partons alors à la recherche de sensations en contact direct avec le terrain : tout comme moi, les enfants doivent s’immerger là où le projet peut être.
Là, dans le quartier des Petits Châtelets, la rivière passe, on l’oublie, ce terrain qu’on ne voit pas est devenu le nôtre. Je me surprends à me prendre au jeu. Je sens que ça fonctionne, que s’active autour de moi l’espace qui me semblait bien triste à l’abri des regards. Je me détache peu à peu de ce besoin de tout analyser et profite de ce moment privilégié. Sur les lieux, j’appréhende des comportements, des relations physiques de l’enfant à l’espace. S’inventer des histoires quelque part, c’est faire notre ce qui est étranger, c’est rendre perceptible ce qui ne l’était pas.
La poésie qui se dégage des réactions spontanées des enfants crée en moi le désir d’agir en ce lieu : ces petits êtres deviennent des sources d’inspiration directe pour déployer des facultés créatrices dans le projet. Ce riche terrain m’aide à comprendre que c’est la rivière, matière vivante, qui permettra de repousser les limites pour laisser place à l’existence d’un Paysage. La nécessité, dans cette zone sans identité apparente, est de réinventer un quartier qui ne peut naître que de sa géographie et de son histoire.

Morceaux de la maquette réalisée ©Lucie Poirier

Sous forme d’une maquette, j’ai suggéré que nous inventions ensemble un quartier, pour que chacun s’interroge sur ce qui fonde un espace où vivre ensemble : ce lien étroit entre usages, usagers, spatialité et perception. C’est dans la cour de récréation que le groupe a confectionné et assemblé la maquette commune. L’exercice prend dès lors un goût de Jeu.
S’inventer des histoires, c’est ce que font les enfants lorsqu’ils jouent. Les paysagistes eux aussi se prêtent à cet exercice : ils essaient d’imaginer les lieux autrement, de créer une autre réalité pour inventer un «à venir». Le projet, bien sûr, doit s’adapter à son contexte, prendre en compte les contraintes, pour pouvoir par la suite être bien réel, mais avant tout, il demande de faire preuve de créativité pour susciter l’étonnement, la joie. Jouer, c’est être dans l’espace ; c’est le corps qui se réinvente dans un espace donné. Jouer, c’est penser un contexte qui n’existe pas dans le sens où il n’est pas réel à ce moment précis, il est parfois même totalement inexistant. Jouer, c’est permettre à ses désirs qu’ils trouvent une place.
L’institutrice a nommé la maquette «Art éphémère» afin de faire comprendre aux enfants qu’elle ne resterait pas en place bien longtemps dans la cour. Et le vent n’aidant pas, ceux-ci comprirent vite que le jeu disparaîtrait à l’instant même où ils arrêteraient d’y jouer… Cependant, nous fîmes en sorte de continuer à l’alimenter jusqu’à notre petite exposition en fin de journée, au moment des parents. Et chacun expliqua sa version de l’histoire venant parfois compléter, parfois contredire, celle du voisin. Chacun s’est approprié son espace en essayant réellement d’établir le lien avec celui d’à côté, lien fait de cailloux et de brins d’herbes. Chacun fit en sorte que sa place au sein du quartier lui convienne et que ses déplacements ne soient pas trop longs pour se rendre à ses activités favorites. Il est appréciable de voir le groupe classe construire ensemble, de voir chacun s’affairer à une tâche : construction d’une route, végétalisation d’espaces publics…

Par-delà les murs de l’école, m’apparaît une toute autre réalité, je comprends mieux le paysage sans le nommer, et la façon dont il se structure dans la tête des enfants. La maquette «Art éphémère» dans la cour de récréation a remis le Jeu au centre de l’Éducation, parce qu’il incarne une certaine expression du sentiment de bonheur. J’ai compris que le projet de Paysage se situe dans un retour aux sources, dans un besoin de revenir aux bases. La géographie est à la base du paysage. L’école est à la base de la société. C’est cette base qui permet la genèse d’un espace partagé. Les enfants ne feront pas le projet à ma place bien-sûr, mais ils sont une source de créativité supplémentaire dont je ne soupçonnais pas l’étendue du pouvoir d’évocation.
Je pense avoir inscrit en eux un souvenir.
Ils ont inscrit en moi une confiance en l’avenir.

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La rivière au coeur du quartier, extraction et mise en valeur ©Lucie Poirier

VERS LE PROJET

Qu’est-ce qui me permet de dire que je crée un paysage ?
Jeu et réalité, dernier ouvrage qu’ait écrit Winnicott prend pour fil conducteur une conception du jeu, par quoi il faut entendre une capacité de créer un espace intermédiaire entre le dehors et le dedans, capacité qui se situe à l’origine de l’expérience culturelle. Winnicott nous fait prendre conscience que ce n’est pas seulement notre intelligence du discours mais notre perception du réel, de nous-même et de l’autre, qui se voient alors renouvelées par le jeu. Cette expérimentation du Laboratoire Éducatif Paysage m’a menée au jeu mais pas seulement.
L’enfant est au coeur de l’école. L’école est au coeur du quartier. Comment se fait-il que l’enfant ne soit toujours pas au coeur du quartier?
Le jeu dans la cour de récréation permet à l’enfant d’inventer des histoires. La spatialité même de cette cour m’interroge dès lors. Quel espace donne la possibilité de se refaire chaque jour et de permettre de nouvelles inventions ? J’ai pensé le Paysage comme un Laboratoire. Je pense à présent le Paysage comme une école… une école de loisir et de liberté. Je crée une école du dehors.
À travers champs, passé les boulevards, je trouve des traces de gosses ; papiers de bonbons tombés là, graffitis sur les arbres… Des restes de campagne devenus terrains de jeu. Quelles émotions était-on venu chercher ici ? C’est le besoin de nature qui nous anime et nous pousse vers le paysage. C’est le désir d’observer les petites bêtes et de s’allonger dans l’herbe fraîche, de se rouler sur le sol qui mène les enfants aux espaces verts. Sans se soucier de l’heure qu’il est, du temps qu’il fait, ou de l’interdit, l’enfant effectue des détours dans l’espace et ainsi l’occupe pleinement.
Grâce à l’enfant, guidé par un espace fait de nouvelles curiosités, j’espère permettre au quartier de prendre la direction du Paysage et ainsi le relier à la ville et à sa géographie.

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Plan de projet: mise en relation des lieux partagés du quartier ©Lucie Poirier

Cette expérience a été le moyen d’aborder le projet de paysage d’une manière différente, de sortir moi-même des murs de mon école. J’ai saisi de nouveaux points d’accroches pour définir les enjeux d’un territoire et proposer des solutions adaptées. Je suis désormais convaincue qu’il ne peut exister un projet de société sans projet de paysage et inversement. L’amusement et le plaisir sont moteur d’envies et à l’origine d’un esprit sensible et créatif capable de concevoir des projets pour l’avenir.

 

Note / Bibliographie :

URBANISME
Jean-Marc Besse, 2008, À l’horizon, le paysage, Bout du monde, carnet du paysage 16, Actes Sud, École Nationale Supérieure du Paysage
Thierry Paquot, 2010, L’urbanisme c’est notre affaire!, L’atalante, collection comme un accordéon, 174 pages.

ÉDUCATION ET PÉDAGOGIE
Georges Charpak, 1997, La main à la pâte. Les sciences à l’école primaire, Flammarion, 155 pages.
Emile Durkheim, 1922, Éducation et sociologie, Quadrige, PUF coll, 130 pages.
Anne-Sophie Perrot, 2003, Jardiner minusculement l’imaginaire. Jardiner, carnet du paysage 9 et 10, Actes Sud, École Nationale Supérieur du Paysage
Donald Winnicott, 2002, Jeu et réalité, Folio essais, 288 pages.

CINÉMA
ROHMER Éric. L’arbre, le maire, la médiathèque. DVD Vidéo, L’ancien et le moderne, 1992.

Pour référencer cet article :

Lucie Poirier, Re-jouer le paysage, Openfield numéro 4, Novembre 2014