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Paysage, agriculture et eau

Un modèle de simulation pour stimuler le débat entre acteurs

Après avoir été perçue depuis plusieurs décennies par les civilisations occidentales comme un bien inépuisable, l’eau devient un enjeu majeur. Liée aux changements climatiques, la rareté grandissante de cette ressource questionne les modes d’alimentation comme la consommation de viande, les effets de l’agriculture productiviste sur la qualité et la consommation d’eau…

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Ainsi, les effets des aménagements et des modes de production agricole sur la viabilité des écosystèmes et plus précisément sur l’eau, que ce soit aux plans qualitatifs ou quantitatifs, sont des enjeux majeurs des problématiques climatiques et de transition agroécologique. Pour accompagner leurs réflexions et leurs décisions en termes d’aménagement et de devenir de la production agricole dans les territoires, les acteurs disposent depuis plusieurs décennies d’outillages et de méthodes. Celles-ci sont souvent sectorielles, liées par exemple aux modes de gestion de l’agriculture en elle-même, et même si certaines sont prospectives, elles permettent peu d’évaluer les effets prévisibles des décisions à prendre. Rechercher des approches transversales permettant de simuler les conséquences possibles des orientations en matière d’aménagement et de modes de production agricole sur l’eau, particulièrement en termes qualitatifs, a orienté nos travaux.

Le paysage pour une approche transversale des composantes d’un territoire

Méthodologiquement, le paysage est apparu comme pertinent pour outiller ce type de démarche car si un paysage peut être considéré surtout pour ses qualités esthétiques et visuelles, il peut être aussi observé et analysé pour chercher à comprendre un lieu. Il est alors une fenêtre ouverte sur un territoire dont il est la résultante et le révélateur de structures et de fonctionnements d’écosystèmes et de modes de vie de sociétés humaines… «miroir des relations anciennes et actuelles entre l’homme et la nature qui l’environne».1

Se questionner sur les interrelations entre paysage et eau revient ainsi à se questionner sur les relations entre territoire et eau. « On peut concevoir le paysage à la fois comme un ensemble de signes, dont il convient de rechercher les signifiés, …/… et (comme) l’appréhension de tel ou tel élément (ou groupe d’éléments), considéré comme un fait objectif, appartenant au monde du réel»2. Or, ces interrelations sont de l’ordre des formes – telles que les haies, les parcelles-  mais aussi des flux et transformations tels que l’écoulement de l’eau, le ruissellement, l’évaporation, la migration d’éléments organiques ou chimiques, ou la production de biomasse. Cette réalité complexe est à appréhender dans son ensemble pour instruire la compréhension des relations entre eau et paysage. « Pour cela il est essentiel de mieux documenter les effets de la composition, configuration et gestion des paysages agricoles sur les liens entre processus écologiques, hydrologiques et biogéochimiques et les fonctions et services qui en découlent.»3

Compte tenu de la complexité du macro-écosystème paysage découlant de la multitude de relations temporelles et spatiales entre processus de décision, climat, sols et organismes de la zone critique4, une démarche de modélisation est apparue la plus pertinente. Elle se construit sur une structuration des connaissances pour rendre les résultats de l’analyse du système paysage-eau intelligible. Elle permet surtout de réaliser des simulations à partir de variables ou d’options choisies par les acteurs.  L’intérêt est d’apporter des éléments d’aide à la décision opérationnels, qu’ils soient de nature analytique ou prospectifs pour évaluer ou tester les interactions entre les formes et structures paysagères et les fonctionnalités écosystémiques liées à l’eau, telles la préservation de la qualité des ressources aquatiques, la recherche de cycles de production agricole ménageant l’eau, ou encore la préservation de la biodiversité avec le maintien de biotopes remarquables associés à l’eau.

La démarche proposée est donc originale à deux titres :

Elle modélise tout autant formes et flux liés à la fabrique du paysage, dans des domaines pouvant être biophysiques, sociaux (décision des agriculteurs…), technico-économiques (gestion des exploitations agricoles), alors que la plupart des démarches jusqu’à présent s’intéressent de manière séparée soit aux formes du paysage en lui-même, soit aux processus et flux des milieux socio-économiques ou écologiques.

Elle associe intelligence humaine et « intelligence artificielle » (même si cette expression est discutable), dans la mesure où le modèle a été élaboré sur la base d’un couplage d’un système d’information géographique et de « réseaux neuronaux en mode agents ». L’intelligence humaine est centrale par des groupes de savoirs réunissant des acteurs du territoire. Ils alimentent la construction du modèle en connaissances et évaluent la pertinence des résultats. Surtout, ils réfléchissent à des évolutions stratégiques possibles (mise en place de haies, modifications des modes de production agricoles) pour réaliser les simulations et tester les effets des orientations proposées.

Schéma conceptuel d’analyse des relations paysage-eau.

Zoom méthodologique

Il s’agit, concernant l’agriculture, de modéliser dans un premier temps la fabrique du paysage. Celle-ci est, entre autres, le fruit de processus décisionnels des agriculteurs qui en fonction du type de ferme (élevage, culture…), du volume de production recherché, du système choisi (herbager, bio, intensif…)  vont mettre en place et répartir sur leur parcellaire des itinéraires techniques (fauche de foin, pâturage des vaches laitières, culture de maïs ensilage…) tenant compte des potentiels agronomiques et des contraintes géomorphologiques des parcelles. Dans les travaux de recherche conduits, il apparaît par exemple que les producteurs de lait priorisent le pâturage des vaches laitières dans les parcelles les plus proches du siège d’exploitation et si possible de bon potentiel. De même les parcelles peu pentues, lorsqu’il y en a, sont affectées en priorité aux récoltes de fourrages les plus productives (par exemple coupe de foin puis deuxième coupe de regain). Pour permettre au modèle de distribuer ces itinéraires techniques, des données sont intégrées au modèle sur les caractéristiques agronomiques de l’espace agricole (carte pédologique), sur les caractéristiques géomorphologiques (Modèle Numérique de Terrain), sur les éléments structurants du paysage (haies, arbres, couverts boisés, réseaux viaires (base carto de l’IGN et sur les parcellaires existants (Fichier RGP : Registre Graphique des Parcelles issu des déclarations des agriculteurs pour percevoir les aides de la Politique Agricole Commune). Les différentes orientations économiques des exploitations agricoles du territoire, la localisation de leurs sièges d’exploitation sont renseignées par le groupe de savoir composé d’une diversité d’acteurs connaissant bien le territoire.

Le modèle produit des cartographies d’occupation du sol selon les données rentrées dans le logiciel. Ainsi chaque parcelle agricole se voit affecter un itinéraire technique en cohérence avec l’ensemble du système de production dont il fait partie. À partir de cet itinéraire technique, des densités de polluants potentiels sont intégrés aux flux hydriques, avec des évolutions liées aux structures paysagères, à la qualité des sols et à leur géomorphologie. Le modèle permet de visualiser ces flux et d’en évaluer la composition et la quantité en différents points du bassin versant. Dans le projet de recherche, les modèles construits à partir de l’existant ont donné des résultats (occupation du sol et flux hydriques) avec un écart de seulement 10 à 20% de la réalité, ce qui valide le modèle construit.

Exemple du Val d’Autrans : problématique paysagère associée à la prolifération des campagnols et à la pérennité des élevages

Le projet de recherche Tip Top5 a été mis en place dans trois terrains : le Val d’Autrans, dans le Vercors, le bassin amont du Lac d’Aiguebelette, dans l’Avant-Pays Savoyard, et le Plateau de Miribel (dans l’Ain). Par exemple dans le Val d’Autrans, le groupe de savoirs a informé sur deux problématiques majeures. En premier lieu la prolifération épisodique des campagnols terrestres qui nuisent aux ressources fourragères, et en deuxième lieu le changement climatique qui atteignent les productions et réduisent les débits des cours d’eau, facteur de concentration des pollutions bactériennes d’origine fécale. Ces constats ont été traduits en quelques pistes de réflexion préalables à des simulations portant sur la fabrique du paysage et l’eau qu’il produit. Concernant les campagnols, sa prolifération est mise en relation avec l’absence de mosaïque paysagère due à la simplification du paysage, avec la quasi-totalité des surfaces occupées par des prairies, ainsi que l’absence de haies ou d’arbres où peuvent se poser et circuler les rapaces prédateurs du campagnol. Les réflexions, alimentées par les simulations, ont porté sur deux pistes de travail. Introduire des céréales dans les assolements des exploitations pour diversifier la mosaïque paysagère, et planter des haies et arbres isolés pour améliorer l’habitat des prédateurs du campagnol. Concernant la première hypothèse, le modèle a permis d’évaluer l’incidence sur l’équilibre fourrager des exploitations d’élevage du fait de réduire les surfaces en herbe. Il en est ressorti que la réduction de surfaces en herbe par leur remplacement par des céréales (hypothèse de 10% des surfaces totales) fragilisait l’autonomie fourragère, mais pas dans des proportions de 10% dans la mesure où les surfaces en céréales permettaient d’introduire dans l’assolement des prairies temporaires plus productives.

Enfin, si les cultures de céréales étaient suffisamment éloignées des cours d’eau de surface, il n’y avait pas de risque de plus grande pollution de l’eau. Le modèle a permis ensuite de tester la disposition optimale des implantations de haies (plutôt perpendiculaires à la pente) pour optimiser, au-delà de l’hébergement des rapaces, les effets de filtration des éléments polluants pouvant être présents dans l’eau.

Occupation des sols simulée par le module Fabrique pour le Val d’Autrans. Exemple PL : Pâture laitière ; FP : Fauche. Les surfaces grises sont celles situées hors bassin versant ou occupées par un tissu urbain (mix entre surfaces bâties et surfaces perméables assimilées à des gazons interstitiels). Les forêts, bosquets et motifs linéaires correspondent aux infrastructures paysagères.

Le module eau fournit des éléments pour analyser dans quelle mesure les changements de mosaïques paysagères impactent les trajectoires de l’eau et des contaminants qu’elle véhicule à l’exutoire des bassins versants. La dynamique du nuage de particules associé à ces migrations montre qu’il se dessine progressivement des chemins préférentiels des particules en mouvement. Ils correspondent aux axes des thalwegs et dépressions topographiques. Ces axes d’écoulement constituent des zones qu’il convient de localiser dans l’objectif de mieux réguler les fonctions à l’origine du potentiel tampon du paysage. En termes de mosaïque paysagère, c’est le tissu d’exploitations ayant recours aux céréales à paille qui demeure la situation la plus pénalisante vis-à-vis du transfert bactérien, en raison d’un démarrage plus tardif de la végétation pour les cultures annuelles et une plus forte sensibilité au ruissellement lié à la battance des sols. Pour toutes ces simulations, l’articulation entre le module « fabrique de paysage » et le module « eau » apporte un diagnostic pour évaluer les effets des scénarios non seulement sur la mosaïque paysagère ou la viabilité du tissu agricole (autonomie fourragère), mais aussi sur les circulations d’eau, sa qualité et les fonctions de transfert du paysage.

Tracé des particules (ici elles représentent les bactéries fécales) à différents pas de temps après un événement pluvieux printanier.

Conclusion

L’exemple du Val d’Autrans illustre la manière dont le modèle permet de croiser des problématiques agricoles, paysagères, et de ressource en eau. Les simulations montrent ainsi que si les enjeux paysagers (implantations de structures paysagères, diversification de la mosaïque) et écologiques (limitation de la prolifération des campagnols par aménagement du biotope des prédateurs) y sont en cohérence, des points de vigilance sont nécessaires en termes  d’autonomie fourragère et de qualité de l’eau.

Cet exemple porte sur des évolutions et changements limités. Mais des changements plus importants en matière de modèle agricole tels qu’un changement de production ou de système fourrager (par exemple réduction ou abandon de la culture du maïs), ou en matière d’équilibre entre espaces tels qu’espaces urbanisés, agricoles et forestiers, peuvent être l’objet de pistes de travail alimentées par des simulations. Le modèle peut alors accompagner des réflexions plus fondamentales sur les modèles agricoles ou plus globalement sur les modes de vie.

 

 

Glossaire :

1.Lizet B, François De Ravignan -” Comprendre un paysage” – 1987 – INRA

2.Brunet Roger – « Analyse des paysages et sémiologie – Eléments pour un débat » – in « La théorie du paysage en France » (1974-1994) Sous la direction d’Alain Roger – PAYS/PAYSAGES – Champ Vallon –

3.Caquet T., Gascuel‐Odoux C., Tixier‐Boichard M., Dedieu B., Detang‐Dessendre C., Dupraz P., Faverdin P., Hazard L., Hinsinger P., Litrico‐Chiarelli I., Medale F., Monod H., Petit‐Michaud S., Reboud X., Thomas A., Lescourret F., Roques L., de Vries H., Soussana J.‐F., 2019. Réflexion prospective interdisciplinaire pour l’agroécologie. Rapport de synthèse. 108 pp.

4.Poggi, S., Vinatier, F., Hannachi, M., Sanz Sanz, E., Rudi, G., 2021. How can models foster the transition towards future agricultural landscapes?  Advances in Ecological Research 10.1016/bs.aecr.2020.11.004.

5.Projet de Recherche du Programme PSDR4, co-financé par la Région AURA et l’INRAE. Projet porté par l’INRAE et le CREN (Conservatoire Régional des Espaces Naturels) et associant l’UMR PACTE (Institut d’Urbanisme et de Géographie Alpine) et l’ISARA

Image en page d’accueil :
Sight, from Novalesa abbey, of Cenischia river flowing towards Susa, in Piedmont, Italy. Florian Pépellin / Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/9f/Cenise_%C3%A0_Novalaise_c%C3%B4t%C3%A9_Suse_%28juin_2023%29.JPG

Pour référencer cet article :

Claude Janin, Dominique Trévisan, Patrick Taillandier & Benoit Sarrazin , Paysage, agriculture et eau, Openfield , 14 décembre 2023