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Paysages agricoles investis

Dominique Henry, paysagiste DPLG et enseignant à l’école du paysage de Bordeaux, revient sur son travail de thèse soutenu récemment sur l’évolution des paysages pastoraux pyrénéens, en abordant plus largement la manière dont les agriculteurs investissent le paysage, le formalisent et l’habitent.

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« Je sais pas si c’est important… [hésitation] Heu, oui je pense que ça compte quand même. Celui qui aime son boulot, il fait le travail qu’il y a à faire, comme je le disais. En se levant le matin, on se dit : bon je suis content, j’ai des vignes qui sont présentables. J’aime les voir, je suis content du travail que j’ai fait, donc je suis content du résultat. Et quelque part un voisin peut les regarder. Voilà. C’est peut-être une fierté du boulot heu… oui… une fierté… Enfin moi, je l’estime nécessaire. »

Ici, c’est un viticulteur qui, face à sa propriété en pente douce vers la Dordogne, évoque ce que le travail agricole peut contenir de valeurs et de signes. Au-delà de la fonction de production, la bonne « présentation » des vignes se rapporte à des critères visuels qui semblent importants à son regard en ce qu’ils expriment le « bien travailler », sinon le bon travailleur. Un plaisir évident apparaît. Celui d’apprécier les résultats de ses pratiques attentionnées à travers l’étendue de paysage façonnée. Celui, également, d’en retirer satisfaction et fierté dans ce que le voisin pourra lui-même observer.

Là, c’est un éleveur pyrénéen d’exprimer son attachement à « faire les bordures », c’est-à-dire à faucher manuellement tout ce qui fait bord avec la parcelle (mur-limite, talus, rocher, etc.), sans quoi le pré ne serait pas « fini ». Pareil investissement subjectif se comprend à travers un ensemble de raisons qui tiennent autant d’une nécessité pratique d’éviter l’installation de plantes rudérales envahissantes, d’une obligation morale de maintenir en « bon état » une parcelle en fermage, ou d’une injonction personnelle à « soigner » son travail, d’autant plus si le terrain est situé en bord de route et est ainsi exposé au regard d’autrui.

La réalisation d’études paysagères comme la participation à des programmes de recherche m’a fourni diverses occasions de rencontres et de dialogues avec le paysage auprès d’agriculteurs notamment. Mon approche, on l’aura compris, associe à la démarche paysagiste une forte dimension sociale relative au vécu des personnes dans leur paysage. Ainsi, pour peu que l’on prenne attention à favoriser l’expression du point de vue des travailleurs agricoles, une autre réalité du paysage et du travail agricole apparaît à travers les attentions et les valeurs qui entourent et traversent la mise en œuvre des pratiques productives. Cette réalité subjective raconte les motivations sensibles ou l’investissement personnel à « bien faire » et à « faire le beau » chez soi, dans ses parcelles.

Un tour d’horizon dans la littérature ethnographique et géographique agricole et pastorale livre des exemples dans cette même veine. Bernadette Lizet (1998) rapporte par exemple que « la belle-fille du leader de l’AOC [Beaufort] a poussé au rachat d’un motoculteur pour fignoler le travail réalisé au tracteur dans les pentes. Ce qui motive une telle conduite, c’est le goût de la belle action technique. » Dans les montagnes suisses, le souci du « propre-en-ordre » est très présent. Pour les éleveurs laitiers jurassiens étudiés par l’ethnologue Yvan Droz (2002), « pâturages, champs et domaines exigent un entretien qui ne répond pas aux seuls critères de la rentabilité économique, mais reproduit et accroît le capital prestige de l’agriculteur. » On remarque ici que la volonté n’est pas en premier chef de « faire paysage ». Pour autant, « la belle action technique » s’inscrit dans la trame du paysage, et le prestige de l’agriculteur est capitalisé dans une somme d’indices visuels présents et contenus dans le paysage de la ferme. Remarquons que ces signes ne sont pas forcément visibles pour le regard extérieur, mais font sens pour les habitués des lieux, pour les habitués du travail qui regardent l’espace agricole avec la même grille de lecture.

Il s’agit là d’une caractéristique intrinsèque au travail agricole : il est en effet producteur de formes, de processus – notamment liés au végétal – et d’aménagements spécifiques en prise sur l’étendue. L’espace forme le cœur du système de production. Le déploiement des pratiques culturales dans la géographie des territoires ruraux participe en cela de la fabrique des paysages agricoles ; de leur façonnement, de leurs aspérités comme de leur transformation. Ce fait n’a pas manqué d’attirer l’attention de nombreux observateurs. On a ainsi vu, dans la figure de l’agriculteur, un « artisan producteur de forme » (Deffontaines 1994 et aussi, par exemple, Blanchemanche 1990). Dans cette mise en relation entre pratiques agricoles et paysage une question se pose alors au paysagiste : celle de l’attention sensible et de la part d’intention ou de conscience paysagère de l’agriculteur. Le vibrant témoignage de Claude Milhaud (2001), viticulteur à Beaumes-de-Venise, lors du colloque de Saint-Emilion « Patrimoine et paysages culturels », laisse penser que cette part existe. Plus même, elle est ici revendiquée : « Plus que le passant qui apprécie avec neutralité ce que l’œil trouve beau, l’agriculteur prend d’autant plus de plaisir à regarder un beau paysage qu’il l’a aménagé, qu’il a mis de la peine, de la passion et tout son cœur à le réaliser, et cela tous les jours, aussi bien pendant ses heures de repos que pendant ses heures de travail ».

Et si les paysages agricoles contenaient également l’investissement subjectif des agriculteurs ? Et s’ils étaient, d’une façon, traversés par les valeurs de ceux qui les produisent ? Mais quelles valeurs ? Et en quoi la connaissance de ces valeurs et l’approche des liens personnels, subjectifs, entre l’agriculteur et les paysages qu’il travaille sont-elles susceptibles d’ouvrir la perspective de notre regard ? Au-delà, en quoi seraient-elles capables d’alimenter la réflexion en matière de projet de paysage ?

Ce questionnement aura alimenté la réalisation d’une thèse de géographie-aménagement (Henry 2012), dont cette présente réflexion est en partie tirée. Cette recherche doctorale paysagiste s’est intéressée à l’évolution des paysages pastoraux pyrénéens – leur « fermeture », ou non – en questionnant le rôle qu’ont pu jouer les transformations paysagères et leurs perceptions sensibles dans les formes d’action, les décisions ou les pratiques des acteurs locaux. Je me suis plus spécifiquement rapproché des éleveurs et de leurs pratiques d’élevage dans le contexte social et territorial de ces trente dernières années.

En vallée d’Oueil (31), l’attention des éleveurs portée aux prés, marque le paysage pastoral autour des villages – © D.Henry 2009

La méthode, basée sur l’analyse comparée de trois vallées des Pyrénées centrales – hautes vallées du Gave de Pau, de Campan (65) et d’Oueil-Larboust (31) –, prend appui sur un fort investissement personnel au terrain, que ce soit dans les paysages ou auprès des éleveurs. Outre l’expérience des lieux, à travers la marche et les séjours répétés, les outils mis en œuvre procèdent par un suivi. Il s’agit d’un suivi photographique, par répétition de clichés depuis un même point de vue à différents pas de temps, intersaisonnier et interannuel (décennal), notamment fondé sur le fonds photographique diachronique de la Banque d’images des patrimoines et territoires à l’échelle des Pyrénées. Il s’agit de rencontres, elles aussi répétées, avec les éleveurs (45 en tout) qui forment le corpus d’enquête. Ces dernières s’organisent le plus souvent au fil d’une circonstance particulière créée par l’accompagnement du praticien au travail (visites des bêtes au pré ou en montagne) ou au fil d’une déambulation. L’objectif est de faire du paysage et de son expérience à deux (agriculteur/paysagiste), le support premier du dialogue (Henry 2010). Cette discussion située dans les lieux du travail agricole se veut le moyen de déclencher une forme de parole : celle qui fait le récit des pratiques d’élevage actuelles ou anciennes, et celle qui relate, par là-même, les valeurs, les attentions, les affects de la personne au travail (voir par exemple la communication filmée « Les paysages de l’affectif »).
Que retenir de cette recherche et en quoi concerne-t-elle, au-delà de sa dimension fondamentale, la pratique paysagiste ?

Cette recherche a, entre autre constat, permis de montrer que les éleveurs rencontrés manifestent un regard sensible et des préférences en matière de paysages qu’ils tentent de traduire en actes. Tel éleveur d’Oueil-Larboust met par exemple en œuvre un pâturage extensif sur l’ensemble des parcelles pentues de la commune, de façon à permettre un prélèvement optimal de la ressource en herbe. Renouvelée, pâturée, cette herbe jeune rend selon lui le paysage pastoral plus appréciable à regarder et à fréquenter que des prairies hautes et embuissonnées. Il faut dire que le spectre de la friche, relativement présent dans les propos tenus, y est sans doute pour quelque chose. Dans cette vallée plus particulièrement, se posent des problèmes de gestion pastorale autour de certains villages. Les éleveurs, en faible nombre, ont acquis une conscience de leur rôle et ont semble t-il réagi face à ce qui apparaît comme la perte de certaines valeurs pastorales et paysagères. Cela s’exprime par un ensemble de mesures locales, visant à adapter les pratiques de pâturage (temps, rotation) en rupture avec les modèles hérités, et visant également à s’arranger avec les limites foncières entre collègues et propriétaires. Il s’agit moins de projet ou de plan de gestion établis que d’ententes amiables et de « bricolages » avec les moyens du bord pour permettre au mieux un entretien des herbages. Les outils d’accompagnement pastoraux et les aides financières (mesures agri-environnementales par exemple) ont sans doute, aussi, contribués à cette prise de conscience paysagère. Pour autant, la façon dont ils mettent leur cœur dans l’ouvrage laisse penser qu’une dimension affective s’exprime aussi, dans l’investissement à entretenir certaines parcelles en pente. Les affects en jeu et les efforts menés peuvent, comme on l’a vu, être liés à la localisation de la parcelle (proche d’une route ou du village) ou être lié à une pression du ou des propriétaire(s), comme c’est le cas en vallée de Campan notamment, attachés à une certaine minutie du travail et du résultat visible.

En dernier lieu, il convient de remarquer l’habitude de certains à observer le paysage. Cette éleveuse en Oueil-Larboust adopte par exemple l’attitude des touristes en observant, depuis la station de ski où elle travaille en double-activité, le déneigement du versant qui domine sa bergerie, de façon à anticiper les travaux de brûlages pastoraux. Ou alors, l’habitude de cet éleveur de la haute vallée du Gave de Pau de gagner le versant opposé à son étable pour observer, en spectateur, le résultat visuel de son propre travail sur ses parcelles et dans « son » paysage.

Dans le vallon de Cathervielle (31), une préoccupation sociale et un attachement paysager à l’origine d’un bricolage pastoral – © D.Henry 2012

Partant de cette expérience de recherche, il me semble qu’un double enjeu se dessine pour les paysagistes travaillant à cette échelle de territoires ruraux et agricoles : celui de savoir reconnaître et identifier les initiatives locales, les bricolages, les « projets » localement portés en matière de paysage ; celui, parallèlement, de faire émerger ce qui relève des valeurs, des liens au lieu et des attaches sensibles entre l’agriculteur et son pays. Outre le fait que la prise en compte de ces aspirations sociales soit un objectif de la Convention européenne du paysage, il est à supposer que leur mobilisation dans un processus de projet soit aussi garante de sa réussite et de son adhésion auprès des acteurs locaux.

Dans le contexte d’une montée en puissance du paysage, d’une certaine demande sociale et d’une velléité de contrôle et d’intervention sur les formes paysagères – c’est dit, nous ne parlerons pas de paysagement[1] ! – on a questionné, dans une perspective opérationnelle, les possibilités de développer une « agriculture paysagiste » (Donadieu, 1998). Elle reposerait sur la capacité des agriculteurs à prendre en compte le paysage et à en faire un atout à leur service (entre autre, Ambroise et al. 2000). Les paysagistes ont sans doute à prendre en compte, aussi, les valeurs du travail, les valeurs paysagères et les liens affectifs des agriculteurs aux paysages. A l’heure où la France célèbre et évalue les vingt ans de la Loi dite « Paysage » – loi n°93-24 du 8 janvier 1993 – ; et que l’Etat français via le ministère de l’Ecologie relance une politique de Plans de paysage ; à l’heure où des travaux constatent combien des agriculteurs (de régions de montagne notamment) se montrent sensibles aux paysages (Brossier et al. 2008 par exemple) et l’intègrent dans leur stratégie de valorisation agricole, il n’est sans doute pas vain d’affirmer cette nécessité.

 

Note / Bibliographie :

[1] http://www.revue-openfield.net/2013/01/09/paysagement/

Ambroise R., Bonneaud F., Brunet-Vinck V., 2000, Agriculteurs et paysages, Dix exemples de projets de paysage en agriculture, Dijon: Educagri, 207 p.
Blanchemanche P., 1990, Bâtisseurs de paysages, Paris: Editions de la maison des sciences de l’homme, 329 p.
Brossier J., Brun A., Deffontaines J.-P., Fiorelli J.-L., Osty P.-L., Petit M., Roux M., Leclerc V., 2008, Quels paysages avec quels paysans ? Les Vosges du Sud à 30 ans d’intervalle, Versailles: Quae, 126 p.
Deffontaines J.-P., 1994, “L’agriculteur-artisan, producteur de formes”, Natures, Sciences, Sociétés, vol. 2, n° 4, p. 331-342.
Donadieu P., 1998, “L’agriculture peut-elle devenir paysagiste?”, Les carnets du paysage ENSP/Actes-Sud, n° 1, p. 101-117.
Droz Y., 2002, “Du lait comme valeur. Ethnologie des fermes jurassiennes”, Ethnologie française, vol. XXXVII, n° 2, p. 209-219.
Henry D., 2012, “Entre-tenir la montagne” Paysage et ethnogéographie du travail des éleveurs en montagne pyrénéenne. Hautes vallées du Gave de Pau, de Campan et d’Oueil-Larboust, Thèse de doctorat, Toulouse II – Le Mirail, sous la dir. de Métailié J.-P., Briffaud S., (soutenue le 27 septembre 2012), 407 p. (vol. texte) + 153 p. (vol. image), (en ligne) http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00762521
Henry D., 2010, “Les éleveurs, l’herbe et la montagne : un paysage de la pratique pastorale ? Éléments d’ethnogéographie paysagiste en Pyrénées centrales”, Projets de Paysage, (en ligne) http://www.projetsdepaysage.fr/fr/les_eleveurs_l_herbe_et_la_montagne_un_paysage_de_la_pratique_pastorale_
Lizet B., 1998, “Le génie des alpages. Paysage, vache, fromage en Abondance”, Revue de géographie alpine, vol. 86, n° 4, p. 35-50.
Milhaud C., 2001, “Mon vignoble à Beaumes-de-Venise”, in: Patrimoine et paysages culturels, Actes du colloque international de Saint-Emilion, 30 mai-1er juin 2001, Bordeaux: Confluences p. 97-104.

Pour référencer cet article :

Dominique Henry, Paysages agricoles investis, Openfield numéro 2, Juin 2013