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Régis Ambroise

Régis Ambroise est ingénieur agronome et urbaniste à la retraite, chargé des relations entre agriculture, paysage et développement durable dans ses fonctions successives aux ministères de l’équipement, de l’environnement puis de l’agriculture. Il répond dans cet entretien à nos questions, évoquant à travers ses expériences et ses connaissances l’évolution de la pratique paysagiste face à la question agricole.

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Selon vous, quelles sont dans les grandes lignes les sources historiques des relations entre les paysagistes ou le projet de paysage et le projet agricole ?

Dans son ouvrage « Pays et Paysages de France ” (1), Jean Cabanel décrit comment, depuis les Grecs et les Romains et avant même que le mot existe, la question du paysage traverse les grandes politiques d’aménagement, et notamment les politiques agricoles. Les Cisterciens en débroussaillant les friches et les marais pour les rendre fertiles voulaient en même temps imprimer sur le territoire de toute l’Europe le modèle paysager de la Jérusalem Céleste. Olivier de Serres, présenté comme le premier des agronomes français, écrit en 1600 « Le théâtre d’agriculture et le mesnage des champs », dans lequel il donne les principes techniques pour mesnager les champs afin de produire en bon père de famille et également la façon de mettre en scène ce théâtre pour que la campagne soit agréable à vivre. Ces principes seront repris par les nobles éclairés du siècle des Lumières et durant tout le 19° siècle, quand le mot d’ordre pour l’agriculture, le premier des arts, est de joindre l’utile à l’agréable. Selon les révolutionnaires, l’harmonie des paysages devait refléter la richesse d’un pays et l’harmonie sociale apportée par le partage des terres. Les manuels d’agronomie expliquent comment organiser le parcellaire pour le rendre productif et beau. Il n’est qu’à observer la toponymie des lieux-dits et des villages pour comprendre que cette culture était partagée par une bonne partie de la population rurale (Beaupré, Bellecombe, Pré-Coquet…) (2). Même si ces beaux principes ne se sont ni toujours ni partout appliqués de façon aussi idylliques, il n’empêche que le patrimoine paysager dont nous profitons encore aujourd’hui est le résultat de cette histoire, de cette culture paysagère agricole et agronomique. Pour revenir à la question sur les paysagistes, il faut comprendre que jusqu’à la première moitié du 19° siècle, on ne dissociait pas agronomes et paysagistes, certains s’orientaient dans l’art des jardins, d’autres dans la production agricole. Ce n’est qu’à la fin du 19° siècle, avec la spécialisation entraînée par les approches scientifiques, que la séparation apparaît : aux paysagistes l’aménagement des parcs et des jardins, aux agronomes le développement de la productivité dans les campagnes.

Dessin d’une prime d’honneur de 1867 dans le département de l’Hérault – © R.Ambroise

 

De quelle manière avez-vous vu dans votre pratique cette relation évoluer dans les dernières décennies et quelles en sont selon vous les phases importantes ?

Dans les années 1970, le territoire connaît une transformation extrêmement rapide des territoires agricoles et urbains. La profession de paysagistes se relance tout juste et quelques paysagistes sont mobilisés dans des programmes d’aménagement du territoire. De leur côté, les agronomes orientent leurs recherches vers l’augmentation des rendements pendant que les ingénieurs du génie rural organisent l’espace agricole pour le mettre en cohérence avec les objectifs d’une agriculture industrielle fondée sur l’usage massif de matières et énergies fossiles : remembrement, drainage, installation pour l’irrigation, rectification des cours d’eau, suppression des arbres et des chemins… La connaissance fine des singularités paysagères de chaque territoire devient moins importante que celle des formules des engrais et des traitements chimiques. Curieusement, les deux premières grandes études concernant des paysages agricoles auront lieu dans les Vosges, région qui subit à cette époque une grave déprise agricole car inapte à profiter des nouvelles formes d’agriculture du fait de son relief qui empêche la mécanisation. Le paysagiste Jacques Sgard y réalise, en 1975, sa première grande étude de paysage d’aménagement et détecte les conséquences visuelles de l’implantation d’épicéas dans le fonds des vallées abandonnées après le départ des ouvriers paysans. L’impression d’enfermement qui en résulte accentue le sentiment d’abandon pour les habitants encore présents et rebute les touristes. C’est également dans les Vosges qu’est écrit l’ouvrage « Pays, Paysans, Paysages » sous la conduite de l’agronome Jean-Pierre Deffontaines (3), cette équipe observe dans l’espace les marques des systèmes agronomiques et les conséquences des évolutions actuelles. Le Centre National d’Etudes et de Recherche sur le Paysage créé par le Ministère de l’Environnement et l’Atelier Central d’Etudes et d’Aménagement Rural du Ministère de l’Agriculture organisent alors des échanges entre paysagistes et agronomes qui, à travers différents programmes expérimentaux, forgent leurs premières méthodes de travail. Quand ces structures seront supprimées, la Mission Paysage du ministère de l’environnement et du cadre de vie reprend le flambeau en 1979 et tente de maintenir un lien entre agronomes, notamment ceux du SAD de l’INRA, et les quelques paysagistes qui trouvent des commandes dans le milieu agricole. Avec la réforme de la PAC de 1992, la conférence de Rio sur le développement durable et la loi paysage de 1993, la question du paysage retrouve droit de cité dans la profession agricole. La reconnaissance du rôle que les agriculteurs jouent dans l’entretien des paysages leur permet de justifier plus facilement les aides qu’ils reçoivent de la Politique Agricole Commune alors que des crises environnementales et sanitaires successives, telle que celle de la vache folle, déconstruisent les relations de confiance que la société entretenait avec les agriculteurs. Des programmes expérimentaux, impulsés et en partie financés par l’Etat, comme les Plans de Développement Durable (4) puis les Contrats Territoriaux d’Exploitation et l’agriculture péri-urbaine, vont permettre à quelques jeunes paysagistes de travailler avec des agronomes pour promouvoir à l’échelle d’exploitations agricoles de nouveaux systèmes de production contribuant à un développement durable des territoires. Ces paysagistes venaient participer aux diagnostics de territoire et d’exploitation avec les groupes d’agriculteurs volontaires et leurs conseillers agricoles. Ils ont ainsi réussi à remettre au cœur de ces diagnostics les visites de terrain collectives, l’usage des cartes et la réalisation de blocs diagrammes pour enrichir la compréhension des atouts et contraintes particuliers à chaque lieu. Dans la phase projet, ils ont su montrer comment l’approche spatiale conduisait à trouver des solutions nouvelles pour rendre les exploitations plus autonomes par rapport aux intrants et plus productives en renouant avec les ressources naturelles ou humaines locales négligées dans la période du tout pétrole. Leur formation les poussait évidemment à porter une attention particulière pour mettre en scène la qualité spatiale de ces projets et la valoriser éventuellement dans des démarches de vente directe ou d’accueil à la ferme. Leur rôle a souvent été fondamental dans cette phase expérimentale de définition de l’agriculture durable mais à partir des années 2005, alors que les mots d’ordre politique en faveur d’une agriculture durable se généralisent, les programmes nationaux qui se mettent en place se concentrent sur des problématiques sectorielles : écophyto, directive nitrate, trames vertes et bleues… Curieusement les paysagistes ne sont plus intégrés dans ces travaux. Pourquoi ? Avec les manifestations de la faim dans les années 2005 et la fin des excédents, les représentants agricoles considèrent que leur fonction nourricière suffit à justifier les aides qu’ils perçoivent de l’Europe. Par ailleurs, les nouveaux enjeux environnementaux tels que le changement climatique, les crises énergétiques, la biodiversité prennent le dessus sur les questions paysagères d’autant plus que ces dernières ne sont portées par aucune directive ou programme européen capable de mobiliser les administrations. Le paysage a été également le grand absent du Grenelle de l’Environnement, les paysagistes n’ont pas réussi à convaincre qu’ils étaient indispensables pour traiter des grands enjeux du développement durable.

Affiche de FINA pour le projet d’agriculture industrielle dans les années 1960 – © R.Ambroise

 

Que pensez-vous que les paysagistes puissent apporter à l’agriculture et au projet agricole ? Quels sont dans ce sens les atouts et les manques de l’approche paysagiste par rapport à la question agricole, à la fois dans les pratiques de la profession mais aussi au sein des formations de paysage ?

Il me semble que les paysagistes peuvent agir selon deux entrées complémentaires pour aider les agriculteurs à : – « produire plus et mieux avec moins » en rentrant, au moins un peu, dans le dur du métier de l’agriculteur comme les paysagistes ont su le faire pour changer la conception des routes avec les ingénieurs des ponts et chaussées ou pour réorganiser les cités avec les urbanistes. Prouver que l’approche par les formes peut être utile pour « produire autrement » – améliorer la qualité du cadre de vie et des paysages. Je voudrais insister d’abord sur le premier point trop souvent oublié quand on parle du paysage. Le paysage tel que défini dans la Convention Européenne du Paysage est une « partie de territoire telle que perçue par les populations… ». Il s’agit donc pour les paysagistes de travailler à la fois sur le territoire concret, sur sa capacité à satisfaire l’ensemble des besoins de la société, et à faire en sorte que ce territoire offre un cadre de vie de qualité reconnu comme tel par les populations. Ces deux aspects ne doivent pas être disjoints car ils se renforcent mutuellement. Le paysage ne se réduit donc pas à des éléments de décor résultant de budgets dédiés au paysage, ni à des approches purement techniques. Les paysagistes ont un rôle à jouer à la fois sur les aspects fonctionnels et sur l’offre de beauté territoriale.

Si on revient à l’agriculture, le contexte actuel offre de réelles opportunités même si les discours officiels n’en font pas état. La crise pétrolière a fait prendre conscience que le moteur même du développement que nous avons connu au 20° siècle était remis en cause. Il ne s’agit pas seulement de limiter les pollutions engendrées par les matières et énergies fossiles, il s’agit d’abord de trouver les moyens de les remplacer quand leur prix sera trop élevé du fait de leur rareté. La rentabilité des modèles agricoles (5) qui se sont généralisés sur tous les territoires du fait de ces ressources bon marché va chuter et il faudra trouver d’autres moyens pour continuer à produire sans ces intrants afin de nourrir une population qui s’accroît. Ce nouveau contexte demande que les agriculteurs imaginent dans chaque petite région les façons de valoriser au mieux l’ensemble des ressources naturelles locales renouvelables et les savoirs faire négligés ces derniers temps, notamment ceux des paysagistes. En effet, le travail des paysagistes consiste à s’appuyer sur une connaissance fine de l’histoire et de la géographie des lieux pour définir des projets d’aménagement appropriés à chaque territoire. De ce point de vue, ils ont une place à prendre au côté d’agronomes, qui ont trop laissé de côté l’espace dans leurs réflexions, et sortir de l’esprit de modèles imposant les mêmes formes aux agriculteurs et aux territoires. Il faut avoir aujourd’hui l’ambition et la cohérence qu’ont eues les ingénieurs des années 1970 lorsqu’ils consacraient beaucoup d’énergies et de moyens pour organiser l’espace au service d’une agriculture industrielle. En effet, il ne sera pas possible d’imaginer des systèmes d’agriculture durable réellement économes en intrants dans un cadre spatial conçu pour une agriculture intensive. Pour faire simple, il est illusoire de demander aux agriculteurs de supprimer leurs traitements dans des parcelles de 40 hectares avec une seule culture. Ce serait suicidaire économiquement. Une recomposition de l’espace (réduction de la taille des parcelles, aménagement des bordures, installation d’éléments fixes) est indispensable en accompagnement d’une évolution des systèmes de culture vers une plus grande diversification. Sur ces aspects agronomiques, un minimum de formation doit être proposé aux paysagistes pour qu’ils puissent apporter aux agriculteurs une expertise convaincante.

Sur la base d’une évolution des systèmes de culture valorisant mieux les singularités des territoires, il devient beaucoup plus facile d’apporter alors une attention particulière à la qualité spatiale. Quelques aménagements relativement simples pour mettre en scène certains choix techniques novateurs, ouvrir des chemins au public, traiter les bordures et lisières, rendre visible la réalité d’une agriculture durable et notamment la réintroduction de l’arbre comme une composante à part entière des nouveaux systèmes de cultures, valoriser les richesses patrimoniales, apporter un soin à l’architecture des constructions anciennes et modernes… contribueront à donner aux agriculteurs une légitimité pour se présenter, certains le revendiquent, comme les paysagistes de l’espace rural et bénéficier ainsi de l’appui de tous ceux qui, consommateurs de produits ou de paysages, élus, agences de l’eau, associations environnementales ou de sports de nature, monde du tourisme… bénéficient de cette qualité. Ces soutiens seront les bienvenus dans une période de désengagement de l’Etat et de l’Europe. Les paysagistes qui maîtrisent l’espace et savent utiliser des outils de représentation et de communication ont un rôle important à jouer pour aider les agriculteurs à imaginer leurs projets et à communiquer sur ce qu’ils apportent en termes de paysage.

Agroforesterie en Ariège (avec cultures céréalières) © Raymond Sauvaire

 

Quelles sont pour vous les perspectives possibles et souhaitables de cette relation ?

Après les zones de montagne, c’est aujourd’hui autour des villes que des demandes émergent pour imaginer des modes d’agriculture multifonctionnelle. Les messages portés depuis les années 2004 par la FNSAFER et le collectif des Etats Généraux du Paysage[6] concernant l’importance de l’étalement urbain et ses conséquences désastreuses en termes de cadre de vie commencent à porter leur fruit puisque ce thème a été repris dans le Grenelle de l’Environnement. Le risque serait qu’on en reste à une approche uniquement quantitative de protection des terres agricoles dans les documents d’urbanisme sans en profiter pour rechercher de nouvelles formes d’agriculture répondant à l’ensemble des besoins de la société et pas seulement au seul aspect nourricier. L’agriculture peut réinvestir les villes comme la ville s’introduit jusqu’au fond des campagnes. En termes de commande, c’est aujourd’hui là qu’existent des opportunités pour faire travailler ensemble des paysagistes avec des agriculteurs, des agronomes, des urbanistes, des environnementalistes. Ces démarches proviennent d’agriculteurs ou de propriétaires dynamiques, de collectivités, de fondations mobilisés pour imaginer les formes des territoires de l’après pétrole pas cher. Les écoles de paysage peuvent jouer un rôle important pour structurer et animer les échanges entre collectivités, agronomes, paysagistes, aménageurs au sens large, puisque la décentralisation se traduit par un désengagement de l’Etat sur ces questions. Sortir du jardin et de la ville pour se rendre indispensable aux agriculteurs et à la multitude des acteurs d’un territoire voilà donc un vaste chantier pour les jeunes générations de paysagistes.

Agroforesterie en Ariège (avec élevage ovin) © Raymond Sauvaire
 
 

 

Note / Bibliographie :

Régis Ambroise est ingénieur agronome et urbaniste à la retraite, chargé des relations entre agriculture, paysage et développement durable dans ses fonctions successives aux Ministères de l’Equipement, de l’Environnement puis de l’Agriculture, membre du comité d’experts chargé par la Conseil de l’Europe du projet de rédaction de la Convention Européenne du Paysage, co-auteur de “Paysages de terrasses” et de “Agriculteurs et paysages” et de plusieurs ouvrages collectifs dont “Paysages de l’après-pétrole”.

(1) Pays et Paysages de France, Jean Cabanel, 2006, Editions du Rouergue
(2) L’agriculture et la forêt dans le paysage, ministère de l’agriculture, 2002, http://www.mairieconseilspaysage.net/documents/Agriculture-foret-paysage.pdf
(3) Pays, paysans, paysages dans les Vosges du Sud. Les pratiques agricoles et la transformation de l’espace INRA-ENSSAA ( Groupe de recherche), 1977, Paris, INRA
(4) Agriculteurs et Paysages, dix exemples de projets de paysage en agriculture, Régis Ambroise, François Bonneaud, Véronique Brunet-Vinck, 2000, Educagri-éditions – Paysages en Herbe, Monique Toublanc, Educagri-éditions, 2004 – www.agriculture-et-paysage.fr
(5) Comme des modèles urbains d’ailleurs avec la voiture, mais ce n’est pas le sujet
(6) Le manifeste des paysages in www.collectifpaysages.org

 

 

Pour référencer cet article :

Rémi Janin, Régis Ambroise, Openfield numéro 2, Juin 2013