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Un paysage comme point commun

L'épreuve de la communication en terre inconnue

Au cœur des Ardennes, j’achève une année de cursus en école d’ingénieur agricole par un stage de quatre mois dans une exploitation bovine laitière, en gestion conventionnelle. Comme tous les jours depuis deux mois, j’attrape le classeur qui porte l’inscription “été 2014” et j’y répertorie mes observations. Ce matin, j’ai détecté trois bovins en chaleur. Dans l’immense hangar qui n’est pas éclairé, mes yeux se sont habitués à la pénombre.

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À présent, la lumière extérieure filtre entre les piliers porteurs. Les excréments s’étalent partout, il y a bien 5 cm d’épaisseur au sol. Ils tapissent les piliers et les murs qui parquent le bétail avant l’heure de la traite. Chaque matin et chaque soir, nous devons les racler avec le godet du tracteur. Au centre de la salle, une fosse septique récupère les déjections encore fluides. En dépit de ces précautions, le hangar devient de plus en plus insalubre. Après 3 semaines, tout doit être traité au kärcher, jusqu’à la fosse débordante, alors entièrement vidée. Cette tâche me prend entre 5 et 10 h de mon temps par semaine, ma vue se brouille, mes oreilles sifflent sous l’action du nettoyeur à haute pression en dépit de mon casque antibruit. Au quotidien, nous marchons en permanence dans les excréments et je ne sens plus leur odeur. Chaque jour, à 9 h, j’effectue le même circuit pour ramasser les kilos de matière fécale. Pour bien faire, je prends appui sur le manche d’une énorme pelle en inox, en la poussant du bout de mon pied pour racler le sol, le coin des murs, les rampes sur lesquelles circulent les Prim’Holstein. Le gros de ce travail journalier s’effectue en 2 h, immédiatement après avoir trait les laitières. Lorsqu’il prend fin, il est encore tôt, je rempile aussitôt pour une autre tâche avant de prendre 40 minutes de pause à midi.

Le fait d’être confrontée quotidiennement aux corps abîmés de mes maîtres de stage depuis 7 semaines me persuade que dans ce métier la douleur est une norme. Aussi, lorsque mon mal de dos devient persistant, je me contente de l’ignorer. Le planning de la journée est établi plusieurs jours à l’avance, en fonction de la météo, de la saison. La plupart du temps il s’agit de travaux conséquents, planifiés sur plusieurs jours, et à reconduire d’une année sur l’autre. Ce laps de temps qui devrait m’aider à m’y préparer psychologiquement me crispe : dans deux jours il me faudra débroussailler, passer la tondeuse, poser des clôtures, ensiler, ranger des ballots de foin, laver une bâche de 11 m par 30 m… Ce matin, je dois transporter des pierres pour aller combler les crevasses du chemin de terre, à 4 kilomètres de l’exploitation : des différences de nivellement trop importantes feraient se renverser les engins agricoles. Alors dans le godet du tracteur et par 30 degrés, j’entasse à la main les blocs poussiéreux. Après avoir fait transiter plusieurs dizaines de kilos de calcaire, la paume de mes mains est écorchée, incrustée de fines particules blanches. Je finis par mettre des gants. Après avoir transporté des pierres jusqu’au soir, il me faut aller conduire les vaches pour la deuxième traite de la journée. Je n’aurai plus de courbatures le lendemain, mon corps s’est épaissi. Cependant, si physiquement je me suis endurcie, mon moral ne tient plus la route. Un après-midi, je découvre dans la cour extérieure du hangar, juste à l’entrée de la maison, une vache morte. Le vétérinaire ne peut pas se déplacer pour réaliser une autopsie. La bête restera donc trois jours étendue là, sous une bâche, elle sera recouverte de mouches et dévorée par les vers. Son ventre gonflera, ses membres deviendront difformes et chaque soir en rentrant, je détournerai les yeux. Un après-midi, la petite fille de ma patronne joue à la corde à sauter à quelques mètres du cadavre.

941 ©Bloch Amandine

Les moments difficiles se comptent par dizaines et me minent progressivement : un veau mort, des engins qui tombent en panne au moment où l’on en aurait le plus besoin, des récoltes fichues, leurs retombées sur le bilan de l’exploitation, et donc sur le moral de mes patrons… J’étouffe progressivement sous la charge mentale demandée par un boulot peu ordinaire. En évoluant dans une sphère inconnue, celle du milieu agricole, je suis sous pression constante tandis que l’épuisement physique croissant m’empêche de faire le tri dans les informations accumulées. Je plonge dans une hébétude permanente. Étant consciente qu’il me faut évacuer cette pression, j’essaye d’en parler en adoptant les normes de communication de mon entourage. Mais j’en viens à confondre un effort de mimétisme avec l’exercice d’adaptation qui m’était réellement demandé. Je ne fais que singer mes interlocuteurs, en feignant de m’approprier leurs repères. Cette attitude me conduit vers une impasse, car je tente d’étouffer ce que je ressens pour mieux me fondre dans le moule. Mes propres normes physiques et psychologiques se délitent peu à peu, et cette perte de repères qui m’isole davantage. D’un côté, victime du syndrome de l’imposteur je ne sais plus quoi dire pour être vraiment sincère avec mes hôtes, car j’ai peur de leur rejet. Pourtant, ils n’attendaient que ça pour que nous puissions nous adapter les uns aux autres. D’un autre côté, après avoir été autant marquée par l’envers du décor, je ne me sens plus sur la même longueur d’onde que mes proches, restés à l’extérieur de cette exploitation. Le fait de leur parler de mon expérience est insuffisant pour évacuer la pression.

Avec cette communication quasiment inexistante, je dois donc refouler des émotions qui ne cessent de m’obnubiler. Au quotidien, je perds en concentration et mes erreurs d’inattention s’accumulent. Mes progrès finissent par stagner, et je m’ennuie. Je tente alors d’encourager mon enthousiasme en détaillant les attitudes de mes patrons, afin d’y déceler les indices de leur amour pour la profession agricole. Mais je fais face à des comportements impassibles, et n’y trouve aucune raison de commencer à apprécier ce que je fais. Un des exploitants tentera seulement de m’expliquer que si son travail le passionne c’est parce qu’il ne le conduira jamais à s’ennuyer, car chaque journée est différente de la précédente. Mais en persistant à me focaliser sur les individus qui m’entourent, je reste aveugle à toutes ces variations extérieures qui contribuent justement à rendre ces journées uniques. Confrontée aux caractères imperturbables de mes patrons, mon quotidien se résume à une routine physique un peu morne. Cette impression me laisse perplexe, car bien que j’effectue des tâches apprises par cœur à répétition, je perds progressivement en performance. Mes oublis restent les mêmes : un vaccin oublié, une vache oubliée, un champ que je n’ai pas suffisamment surveillé… Mais ils dépendent de paramètres variables que je ne perçois pas, si bien que je n’apprends pas de mes erreurs. Noyée dans le paradoxe d’une jeune femme qui donne tout ce qu’elle a sans pouvoir faire mieux, je conclus que je manque simplement de capacités intellectuelles pour exercer ce métier.

Des années après cette expérience, j’ai repris confiance et je peux écarter cette déduction. Je suis consciente d’avoir tout bonnement manqué de recul pour comprendre les motivations du travail en exploitation agricole. Aujourd’hui, mon corps retrouve son format d’origine, après avoir forci de quinze kilogrammes de muscle. Alors que je me défais des sensations physiques qui figeaient ma compréhension, j’analyse d’un regard épuré chacun de mes souvenirs pour interpréter mon ancien désarroi. Il est plus facile de comprendre que nos interlocuteurs ne sont pas sur la même longueur d’onde que nous lorsqu’ils sont natifs d’un pays exotique. Mais si nous avons la même langue maternelle et la même couleur de peau, c’est déjà plus compliqué. Je n’étais pas assez mature pour percevoir le décalage qui existait entre mon identité et celles de mes hôtes des Ardennes, alors même que mon corps en témoignait. Je nous ai cherché des points communs en vain pendant 4 mois, ce que j’ai considéré comme un échec personnel. Aujourd’hui, je me déculpabilise en me disant qu’il est normal d’avoir des difficultés à s’adapter, lorsque nous sommes si proches et si différents à la fois. Cette approche me permet de relativiser pour me concentrer sur les souvenirs positifs : le plaisir que j’éprouvais lorsque je me plongeais dans l’exploration des sentiers, des parcelles vallonnées, quand je regardais la pluie arriver, quand je m’abritais à l’ombre d’un arbre par une forte chaleur…

Ardennes ©Bloch Amandine

Le matin, il y avait toujours une brume épaisse qui donnait un reflet un peu mauve aux collines avoisinant le pré des laitières. Et la nuit, le ciel était si clair, la lune était si grosse, que je pouvais y voir comme en plein jour au milieu des plaines dégagées et tout juste moissonnées. Le relief des vallons qui, soyons francs, m’irritait lorsqu’il m’empêchait de voir le troupeau, était riche d’une biodiversité et de lisières agricoles, amenées à évoluer sans cesse au grès des saisons. Puisque la vie entière de mes patrons tournait autour de ces éléments paysagers, effectivement, aucune de leur journée ne pouvait être semblable à la précédente. Or, les variations des jours et des semaines dépendent de l’évolution des paysages à long terme.

Il m’aura fallu 4 mois, soit l’équivalent d’une saison, et le recul de plusieurs années, pour percevoir que le travail d’un agriculteur tend vers une mutation lente mais inéluctable. Si j’avais perçu cette nuance, je n’aurais pas effectué mes tâches de façon mécanique, pour faire le bonheur de mes patrons, mais pour moi, parce que c’était logique, tout simplement. J’aurais exercé ce métier en sachant que les mouvements des agriculteurs ont une raison d’être car ils complètent, et contribuent aux mouvements des paysages que j’aime tant. Si, à l’époque, j’avais compris que ce métier était rattaché à quelque chose que j’adorais, je ne me serais pas ennuyée. J’aurais agi en fonction des paysages, et non pas parce qu’on me disait quoi faire. J’aurais eu moins de risque de faire des erreurs d’inattention à répétition. Et ça nous aurait fait un point commun, sur lequel discuter. Notre affection pour les paysages est parfois le seul point qui nous rassemble. Les paysages nous définissent, et nous les modifions en retour.

Apprendre à aimer nos paysages, c’est apprendre à s’aimer soi-même un peu plus, tout en étant à l’écoute de ses voisins. En tant que paysagiste, il me semble que nous pouvons contribuer à la reconnaissance paysagère, une reconnaissance de soi et de nos semblables, à travers des représentations graphiques, ou des aménagements paysagers évocateurs. En un sens, les paysagistes, leurs outils et leurs réalisations peuvent jouer un rôle de traducteur. Or, dans un contexte où les aménagements du territoire se chevauchent davantage de jour en jour, il est crucial d’effectuer des jonctions douces entre les territoires, en restant à l’écoute, afin d’éviter les conflits. Pour en revenir à mes anciens patrons, qui mettent leur courage à rude épreuve en exerçant encore leur profession quelque part dans les Ardennes, ils font partie d’une catégorie de la population trop souvent soumise à une forte pression sociale, environnementale, urbaine. Comme mon témoignage le révèle, il est délicat de dégager des axes de communication entre des êtres que tout oppose. L’exemple de la visite de ma tutrice de stage sur l’exploitation dans les Ardennes renforce ce constat. En pantacourt, ses ongles peints en rouge et exhibés dans ses sandales de cuir, elle vient à ma rencontre pendant le nettoyage de la salle de traite. Elle doit donc marcher dans un hangar chargé d’effluves lourds. Elle s’effare de la crasse du lieu. D’après elle, « ça se passe différemment dans d’autres fermes ». On constate que la reconnaissance qui devrait être allouée aux efforts colossaux fournis par les agriculteurs est absente de son propos. Au lieu de cela, elle décrit à tort la gestion de l’exploitation, avec pour seul motif l’aspect esthétique de leur hangar. Il me semble que la méconnaissance de nos systèmes agraires constitue une part du fossé de communication entre les exploitants et les non-exploitants. Nous ne nous écoutons pas. Dans la vallée adjacente à la nôtre, dans les Ardennes, le fils d’un agriculteur s’était ainsi suicidé par découragement. Comme me l’a dit un jour Monsieur Jean-Achille Laurent, artiste peintre dans les Ardennes : les agriculteurs sont les jardiniers de nos paysages. J’ai donc choisi de m’exprimer pour contribuer à enrichir nos interprétations des paysages. Faire aimer nos paysages, c’est contribuer à faire reconnaître et à protéger les populations qui les animent. À nous tous, qui sommes conscients de cette richesse, d’imaginer de nouveaux outils pour y parvenir.

Moissonneuse ©Bloch Amandine

 

 

Pour référencer cet article :

Amandine Bloch, Un paysage comme point commun, Openfield numéro 13, Juillet 2019