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La Réunion, exclamation du paysage

Partir, changer d’air, voir autre chose, vivre autrement est un fantasme largement cultivé. Exercer un métier de l’environnement permet à priori de travailler n’importe où dans le monde.

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En effet, il existe des agences de paysage qui interviennent à l’étranger bien qu’une large partie de notre panel de connaissances professionnelles ne soit pas exportable. Les connaissances intrinsèques à notre métier nous forment à la connaissance d’un climat qui est le nôtre : le sud est exposé au soleil, ce dernier réalise sa course d’est en ouest. Nous connaissons la saisonnalité de nos paysages : les essences sont vendues pour leur persistance durant l’hiver, leur couleur automnale ou leur floraison printanière et ces espèces que nous apprenons à connaître sont également ciblées sur notre climat. Notre métier nous permet malgré tout de voyager, j’en ai fait l’expérience en partant travailler quelques mois dans l’océan Indien, sur l’île de la Réunion. J’ai réalisé mon fantasme des tropiques et en suis revenu changé. L’idée de cet écrit est de relater les conditions d’exercice du paysagiste sur place, en apportant un état des lieux de cette île comme la tradition de la géographie descriptive Vidalienne (1) le veut.

À mon arrivée en février, il fait 28 °C à 10 h du matin, une température habituelle. À l’échelle de l’année, deux saisons existent, mais les variations climatiques ne portent que peu sur les températures. La végétation est persistante puisque seuls 9 °C séparent les minimas et maximas annuels. Dans un premier temps, je m’étonne de la visibilité omniprésente sur l’océan. En effet, avec une largeur moyenne de 60 km et un point culminant à 3 070 m, l’île est pourvue d’une pente moyenne d’environ 10 % faisant face à la mer. Il n’est donc pas si étonnant que les panoramas qu’offre la Réunion soient si nombreux. Et ceci constitue à mon sens le premier emblème du paysage réunionnais : le seul horizon qui existe est l’océan. Le regard ne peut se perdre au loin qu’au-dessus des vagues, le reste du temps il fait face au relief imposant.

Importance de l’océan indien © Bonnier Nicolas

Cette forte déclivité et le fait qu’il s’agisse d’une île — isola, l’isolé — donnent à la Réunion une végétation toute particulière. Les contraintes géographiques et climatiques variant au fil de l’altitude, les microclimats se succèdent et donnent lieu à des stations d’endémisme. La Réunion possède 236 plantes endémiques (2) strictes, auxquelles nous pouvons en ajouter 153 qui sont endémiques régionales des Mascareignes (Maurice, Rodrigues et la Réunion). Ceci donne une grande valeur au département d’outre-mer, puisque ce dernier compte un rapport espèces rares/km2 environ trois fois plus important que l’archipel Hawaïen par exemple. En comparaison, la rareté botanique de France métropolitaine semble anecdotique.

Sans trop entrer dans les détails et dans les exceptions, le périmètre de l’île est plus constitué de roches abruptes que de plages sableuses. Les roches se laissent envahir d’une strate muscinale rupicole salée, là où le sable se laisse conquérir de lianes rampantes. En s’éloignant de la côte et de ses embruns iodés, la végétation spontanée ne cesse de se montrer plus imposante jusqu’à presque 1 500 mètres d’altitude. À cette hauteur, environ un tiers de l’île est couverte d’une forêt dense. De nombreux sentiers de randonnée sillonnent les boisements avant que les espèces ne se nanifient avec l’altitude. À 2000 mètres, il ne subsiste que de petits arbustes couverts d’usnée barbue et à 2 500 quelques espèces naines n’excédant pas soixante centimètres. Quatre sommets culminent au-delà : le Grand Bénare, le Grand Morne ainsi que les restes des deux volcans qui ont formé l’île : le Piton de la Fournaise et le Piton des Neiges.

Déclinaison des strates de végétation au fil de l’altitude © Bonnier Nicolas

Les vents frappent le nord-ouest et le sud-est est nettement plus soumis aux pluies. La végétation y est donc plus dense, à l’unique exception du site du « Grand Brûlé » : là où les coulées successives de lave séchée se laissent envahir par une jeune végétation. Aussi, il pleut plus dans ce que les créoles appellent « les hauts » : en altitude. Alors que le soleil rayonne dans « les bas » : sur le littoral.

Mais voilà que vient le mois d’avril durant lequel les températures diminuent légèrement pour laisser place à une pluviométrie plus importante. Il pleut maintenant sur l’ensemble de l’île presque quotidiennement. À cette période, il serait dommage de se laisser décourager par la pluie, dommage de rester « à la case » (expression créole) quand on sait que le nombre de cascade est environ multiplié par trois sur l’île et que les ravines (3) entrent presque toutes en eau.

La saisonnalité du paysage est donc très largement perceptible sur l’île, bien que les transformations végétales et les écarts de température soient largement amoindris par rapport à nos régions d’Europe : les cultures des champs ne changent pas, les arbres ne perdent pas de feuilles, ni ne changent de couleur, mais l’île mute. Les plantes gagnent en force, de nouveaux fruits apparaissent et la puissance des éléments sollicite nos cinq sens. L’odeur de la Longose (Hedychium gardnerianum) s’exclame et se mélange à celle du faux-poivrier (Schinus molle). Les cascades ponctuent les versants montagneux et le son de l’eau qui frappe la roche ou ruisselle est entendu de partout. C’est à nouveau en altitude qu’il faut aller chercher les plus fortes pluies : elles fondent la végétation luxuriante dans un brouillard quasi constant. La portée de notre regard est réduite, les couleurs perdent leur saturation dans les gouttelettes d’eau. Le résultat est surprenant, le paysage apparaît comme en noir & blanc.

Effet des pluies diluviennes sur la perception © Bonnier Nicolas

Quelques microclimats sont particulièrement représentatifs de ce changement pluviométrique. La savane située dans les bas de l’ouest change de couleur. Les herbacées se densifient, grandissent, se soignent de leur sécheresse et troquent leur teinte ocre habituelle pour une couleur verte. Les hampes florales des agaves se multiplient et une nouvelle faune ornithologique apparaît.

La vallée de Takamaka, site le plus pluvieux de notre terre, fait valoir sa réputation. Les sentiers pentus deviennent des quasi-ravines peu praticables. Néanmoins pour peu que l’on s’y aventure, on observe ce qui semble être la plus grande collection de cascades de la Réunion. L’odeur est poivrée, les pierres et la végétation brillent. Le sentier aboutit sur un barrage où les pièces d’acier luisent sous la pluie battante.

À la Réunion, il y a une véritable culture de la botanique. L’intérêt des Colons en la matière était largement porté sur les productions d’épices de grande qualité gustative. Par le passé, c’est avec trois cultures majeures que l’île a pu exister à l’échelle de l’océan indien : la canne à sucre, la vanille « bourbon » fécondée manuellement encore aujourd’hui et le café « bourbon ». Ce dernier est peu exporté, mais constitue néanmoins un des cafés les plus chers grâce à son ratio : taux de caféine/douceur unique. Plus tard, la culture des plantes trouva un relais avec les espèces exotiques importées pour garnir les jardins créoles. Aujourd’hui, la conservation et la recherche constituent les faire-valoir botaniques contemporains de l’île. Il existe, à ma connaissance, neuf conservatoires et jardins à visiter sur l’île. Il me paraît intéressant d’évoquer quelques noms de domaine tant ils renseignent sur l’histoire et la culture locale. Citons quatre exemples : la Vanilleraie (à Sainte-Suzanne), le domaine Café grillé (à Saint-Pierre), le Jardin des Parfums et des Epices (à Mare Longue) et le conservatoire botanique de Mascarin (à Saint-Leu). Ce dernier est le lieu le plus important de la recherche sur les espèces endémiques des trois îles qui composent les Mascareignes. De plus, le Jardin des Parfums et des Épices propose une immersion dans une partie de forêt primaire. À l’heure de la sensibilisation à notre patrimoine naturel, le jardin situé à Mare Longue constitue un pôle attractif pour les visites « nature » et la recherche. De plus, il est un reliquat important de l’île avant son urbanisation.

Aperçu de la forêt primaire de Mare Longue © Bonnier Nicolas

Les sites urbains abordent une histoire et une mixité culturelle particulière, la construction des villes sur l’île ne remonte qu’au milieu du XVIIIe siècle. Avec une urbanisation si récente, les balayages religieux et artistiques qu’ont subis nos vieux continents ne s’y retrouvent pas. Pas de Cathédrale Gothique, ni de centre moyenâgeux qui serpente entre le bâti d’un secteur sauvegardé. Pas de cours d’eau oublié, pas de grand boulevard ni de scénographie Renaissance. Les villes se sont construites autour d’emblèmes communaux : elles affichent une place de la mairie, de la poste ou de l’école. Les centralités urbaines sont donc administratives, mais ne composent pas pourtant une réelle urbanité (au sens de Levy et Lussault : Densité & Diversité). Les villes sont peu denses et le bâti est rarement continu hormis à proximité du littoral. Les services sont surtout répartis le long d’axes routiers qui suivent les courbes topographiques parallèles à l’océan.

D’un point de vue humain, la Réunion ayant été un carrefour d’échanges des Indes, sa civilisation et ses coutumes en sont marquées. Mais la culture réunionnaise est aussi celle des colons français, des premiers créoles et des musulmans d’Afrique. Ce mélange d’héritages compose l’île de façon surprenante. Les églises et les temples tamouls — une branche de l’hindouisme largement représenté à la Réunion — se côtoient dans les mêmes villes. Ainsi, le paysage humain réunionnais respire le « sacré » : entre les christs et les couleurs Tamouls, les Malgaches évoquent la magie noire. Des autels de magiciens malfaisants existent et les cimetières, lieu de mémoire par excellence, témoignent de cette superposition des cultes par leur hétérogénéité. Par ailleurs, si le christianisme porte peu d’emblèmes végétaux à l’exception du buis (Buxus sempervirens) pour les Tamouls et les Malgaches, les bois sacrés se succèdent sur l’île. Par exemple, le banian (Ficus benghalensis), considéré comme arbre saint, fut largement disséminé par les Indiens et se fait aujourd’hui remarquable sur l’île.
Les sites naturels sont également au centre des enjeux de société de l’île. Sachant que plus de 40 % de la Réunion est classée en tant que patrimoine naturel exceptionnel à l’UNESCO et qu’il s’agit des sites les plus touristiques, nous comprenons qu’une dualité aménagement /conservation émerge pour devenir un sujet d’étude. J’ai par exemple eu l’occasion de réfléchir à l’aménagement d’un bassin en pied de cascade et à son accès. Le projet intégrait des infrastructures de loisir, une surface d’accueil ainsi qu’un sentier suivant une scénographie le long de la pente.

Bassin de la cascade concerné par l’aménagement © Bonnier Nicolas

La richesse biologique la plus surprenante de la Réunion est probablement le cirque de Mafate. Il faut remonter l’histoire géomorphologique pour comprendre son existence. L’île est le résultat de deux volcans sortis des eaux. Le plus jeune, le Piton de la Fournaise est encore actif régulièrement, et par exemple lors de mon séjour en février. Le plus ancien est éteint et effondré. De cet écroulement trois cirques (3) sont nés : Salazie au nord, Cilaos au sud, et Mafate à l’ouest. Les deux premiers sont accessibles en voitures et sont les points de départ des randonnées vers Mafate. Pour y accéder, les chemins sont multiples et exigent de marcher quatre à six heures pour gravir un col avant de descendre dans le cirque Mafate. Sur place, les chemins de terre sont les seuls moyens de circuler à travers le microclimat de prairies humides. Après huit heures du matin, il est difficile d’entrevoir un ciel à travers la couverture nuageuse. L’ensemble du cirque est « couvert » de brume, tel un toit qui ne permet pas de voir les lignes de crête de l’entourage montagneux : la sensation d’enfermement est manifeste.

Aperçu depuis Marla, un village du cirque de Mafate © Bonnier Nicolas

Un Hélicoptère amène le pain et évacue les déchets des auberges. Elles sont nombreuses, mais le plus souvent tenues par des mafatais, dont certains parmi les plus âgés ne sont jamais sortis du cirque. Les ondes de la 4G passent entre les bovins et les chevaux laissés libres. C’est grâce à cet internet mobile que Mafate fonctionne et organise sa liaison avec le reste de l’île, du monde. Il faut comprendre que cette technologie a récemment constitué la principale source d’ouverture de cette enceinte rocheuse.

Mais puisque la terre est pleine de recoins, il est possible de ne pas s’arrêter là et de se retirer encore un peu plus profondément sur l’île au plateau Kerval.

Il est un endroit perdu, dans un cirque perdu, sur une petite île au milieu de l’océan. Une fois Mafate atteint, il faut gravir une ravine durant deux bonnes heures, en étant uniquement guidé par des cairns de pierre. Enfin sur le plateau l’aplanissement surprend tant il est rare sur l’île, l’herbe est rase, entretenue par un troupeau de vaches sauvages. Au centre du plateau, une dépression permet à l’eau de s’accumuler et aux bovins de s’y abreuver. Autour, il n’existe que quelques bosquets d’arbrisseaux disparates et des traces de vie du troupeau : des bouses couvertes de champignons, des ossements de veaux défunts. Je pense ne jamais m’être senti aussi isolé qu’au plateau Kerval.

Le plateau Kerval, cirque de Mafate © Bonnier Nicolas

 

Note / Bibliographie :

1.Inspirée des écrits du géographe Paul Vidal de la Blache (1845-1918) qui a largement décrit les paysages français du XIXe siècle.
2.Une plante est endémique d’un site lorsqu’elle se développe de façon spontanée exclusivement à cet endroit. Si elle disparaît de l’endroit, elle disparaît tout court.
3.Dépression topographique linéaire créée par l’érosion de fortes pluies.
4.Enceinte naturelle formée pas une dépression topographique aux parois raides.

Pour référencer cet article :

Nicolas Bonnier, La Réunion, exclamation du paysage, Openfield numéro 10, Décembre 2017