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Le paysage des transports

Le paysage des villes contemporaines a été profondément façonné par les transports moto­risés : que ce soit par la présence de l’automobile et dans une moindre mesure des transports publics, par les infrastructures et leurs nombreux ouvrages ou par l’urbanisme fonctionnaliste qui en a découlé. Mais le jugement porté sur ce paysage reste très personnel car il dépend de l’opinion de chacun sur cette modernité.

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Un flot de voitures rutilantes, une nouvelle auto­route, un pont audacieux seront perçus par les uns comme le signe d’une ville adaptée à son temps et par d’autres comme une nuisance visuelle indigne d’une ville respectueuse de la vie locale et de ses habitants. Difficile en outre de dissocier ce jugement esthétique de la percep­tion des autres nuisances liées au transport telles que le bruit, la pollution, les accidents ou la consommation d’espace.

Les multiples atteintes des transports motorisés au paysage

L’usage de la voiture suppose la création de ce qu’on appelle un système automobile, soit des véhicules et des infrastructures certes, mais aussi des services très divers (garages, par­kings, stations-services…) et un urbanisme lui-même adapté (motels, centres commerciaux, parcs d’activités…). L’usage des transports publics suppose lui aussi un système similaire, mais moins tentaculaire. Dans les deux cas, le paysage est concerné de très nombreux points de vue.

L’intrusion visuelle des infrastructures
Pour la population du territoire traversé, une route, une ligne de chemin de fer, un parking s’interposent dans le champ visuel, jusqu’à parfois barrer l’horizon quand il s’agit d’éléments massifs comme un remblai, un mur de soutènement, un ouvrage (pont, viaduc, échangeur…), un mur antibruit ou un parking en élévation. Le degré d’intrusion dépend bien sûr de jugements subjectifs, mais aussi d’éléments plus objectifs tels que la taille de l’ouvrage, sa distance vis-à-vis de l’observateur et sa position par rapport au regard. Les arches métalliques et les stations du métro aérien parisien font partie du patrimoine, mais les riverains s’en plaignent.

Le défilé continuel des voitures
Avec l’essor du trafic, les plans de circulation des années 1960-1970 ont adapté progressi­vement la ville à l’automobile, en appliquant des principes issus de la mécanique des fluides. Pour réduire la congestion, les ingénieurs ont élargi la chaussée roulante au détriment des trottoirs et du stationnement latéral, et multiplié les artères à sens unique en dotant les carrefours de feux synchronisés, voire de passages dénivelés. Une circulation intense et rapide a peu à peu chassé les usagers vulnérables et la vie locale. Les enfants ont déserté la rue, les cyclistes ont quasiment disparu, les étals des commerçants et les terrasses de café se sont raré­fiés… Le paysage de la rue s’est fortement appauvri, remplacé par un défilement permanent de véhicules qui sollicite sans cesse le regard.

La présence massive de véhicules en stationnement
Les voitures stationnées le long des trottoirs, sur les places ou dans des parkings saturent l’espace visuel des riverains et des passants et barre de frises métalliques les rez-de-chaussée. Difficile de prendre une photo d’un bâtiment historique sans la présence de voitures au pre­mier plan. Deux immenses parkings (2,7 ha) occupent ainsi le parvis du château de Versailles. Résultat, hormis dans les aires piétonnes, les véhicules motorisés occupent couramment les deux tiers de l’espace de voirie en centre-ville et plus de 80 % en périphérie.

Une signalisation routière omniprésente
La prolifération de panneaux du code de la route, de feux tricolores à de nombreux carre­fours et de poteaux indicateurs pour chaque type d’usagers sature l’espace de signes et crée de véritables « sapin de Noël » à tous les coins de rue. Sur certaines grandes artères, des porti­ques signalent les directions. Des bandes blanches et autres symboles bariolent la chaussée. Toute cette signalisation découle de la vitesse excessive des véhicules et de la ségrégation des trafics qui en résulte.

 

Armoire à feux pour la gestion d’un carrefour. Paris, dans l’axe de la Conciergerie. Forêt de feux au carrefour de l’avenue de Wagram à Paris. © Frédéric Héran.

Les bâtiments dégradés par la pollution atmosphérique
Les poussières émises par les moteurs diesel, mais aussi par l’usure des pneus et des plaquettes de frein, sont sans cesse remuées par les véhicules en mouvement et contribuent à dégrader fortement les bâtiments. Dans les centres pollués, la fréquence de ravalement est deux à trois fois plus élevée qu’en grande périphérie. Les bâtiments historiques particulière­ment fragiles, comme les cathédrales, sont en perpétuelle réfection.

L’utilisation des véhicules comme support publicitaire
Ce nouveau type d’affichage est en plein développement. Tous les véhicules peuvent servir de support : taxis, voitures de location, véhicules de livraison, bus, trams, trains et même vélos… Ainsi, depuis 2000, des bus entièrement pelliculés sillonnent certaines métropoles. Des compagnies de taxis exploitent systématiquement ce filon. Des rickshaws couverts de publicité promènent les touristes…

La pollution visuelle par l’affichage et les enseignes aux abords des infrastructures
Les abords des voiries très fréquentées sont des lieux recherchés par les publicitaires. Les panneaux fleurissent tout particulièrement aux entrées de ville à l’approche des grands centres commerciaux eux-mêmes bardés d’enseignes. Mais les véhicules roulent vite et les annon­ceurs sont nombreux, d’où une surenchère publicitaire à coup de caractères gigantesques, de couleurs agressives et d’images simplistes, utilisant tous les effets et tous les supports : pan­neaux, enseignes, mâts, drapeaux, murs, toits… Il y a encore quelques années, l’agglomé­ration de Montauban (60 000 habitants) comptait à elle seule environ 400 panneaux 4 x 3 m.

Panneaux publicitaires à l’entrée de la ville de Montauban en venant d’Auch. Crédit photo : http://bap.propagande.org/ avec leur aimable autorisation.

L’urbanisation anarchique en périphérie
Depuis 50 ans, le paysage des entrées de ville ne cesse de se dégrader. Les grandes sur­faces commerciales et les zones d’activités cherchent à se localiser à proximité des péné­trantes et rocades pour profiter de l’accessibilité et de l’effet de vitrine qu’offrent ces grands axes de circulation. Une urbanisation anarchique s’est développée le long de ces voies, avec alternance de vastes hangars vaguement décorés, dotés d’immenses parkings en façade, et de délaissés ou terrains encore vierges. Si certains défendent cette « ville émergente » en n’hési­tant pas à faire l’apologie des périphéries déstructurées et encombrées de trafic à l’opposé des règles classiques de l’esthétique et de la composition urbaine, la plupart déplorent ce « désordre visuel » associant des constructions hétéroclites, constituées de volumes disparates en matériaux grossiers, sans souci d’unité architecturale, à une trame viaire peu lisible se limitant à quelques impasses débouchant directement sur la grande voirie.

La transition écomobile à la rescousse

Les années de croissance d’après-guerre ont été accompagnées par un envahissement auto­mobile des villes très rapide (une hausse moyenne de 10 % par an du parc automobile). Face au cortège de nuisances qui en découle (bruit, pollution, accidents, congestion, consommation d’espace…) et dont la dégradation des paysages fait partie, les populations se révoltent et commencent à réclamer dès les années 1960 un endiguement du trafic automobile. Ce sont logiquement les pays les plus anciennement urbanisés qui sont à la pointe de la contestation : les Pays-Bas et l’Italie du Nord où la contestation culmine dans les années 1970, puis l’Allemagne surtout dans les années 1980, et la France plus tardivement.
Des politiques de modération de la circulation automobile sont peu à peu mises en place au profit des modes alternatifs, en commençant par le centre des grandes villes où la situation est la plus critique. Depuis lors, le mouvement s’étend lentement à la périphérie des grandes villes, aux villes moyennes et aux villes ouvrières. Le mode de déplacement qui en profite le plus et de loin est toujours le vélo, car c’est le mode le plus exposé au danger du trafic auto­mobile. Alors qu’il avait pratiquement disparu dans de nombreuses villes, il revient à un rythme soutenu de 5 à 15 % par an selon les villes, soit un doublement de la part modale tous les 15 à 5 ans.

Une reconquête des espaces publics
Dans les quartiers libérés des voitures, le paysage urbain est profondément transformé. Le stationnement et le trafic automobiles régressent. La France pourrait même à terme interdire tout stationnement dans la rue, comme c’était encore le cas il y a moins d’un siècle (le Japon a su conserver cette interdiction). Ces dernières années, de nombreux parkings ou des voiries surdimensionnées ont fait place à des promenades le long des berges (à Paris, Lyon, Bordeaux…), à un parc urbain (à Lille ou Grenoble), à des opérations immobilières (à Stras­bourg…). De nouveaux espaces publics ont été créés, plus confortables, plus arborés, au profit des modes actifs et de multiples fonctions urbaines : commerciales, de séjour ou de loisir. Des bancs, des fontaines, des terrasses de restaurant, des étals de commerçants, des jeux pour enfants ou des squares, des œuvres artistiques favorisent l’urbanité, la coprésence, les rencontres. La façade des bâtiments historiques n’est plus tronquée à leur base. Les commerces de proximité sont plus visibles. La ville apparaît à nouveau habitée par des gens et non plus accaparée par des véhicules.

Une signalisation routière en régression
Les panneaux sont devenus si nombreux qu’ils ne sont plus vraiment lus. Les villes commencent désormais à réduire leur nombre. Dans les zones calmées, les usagers de la rue négocient eux-mêmes les conflits à petite vitesse : les carrefours à feux sont remplacés par de simples priorités à droite ou par des mini-giratoires qui ne nécessitent aucune signalisation. Les portiques très routiers sont remplacés par des panneaux plus discrets. Certaines villes vont jusqu’à supprimer tous les panneaux dans l’hypercentre, en laissant à chacun le soin de s’orienter – ou de se perdre – à sa guise.

Une remise en cause des grandes infrastructures
Dans les pays développés et notamment en France, l’insertion des infrastructures de trans­port dans le paysage par des aménagements coûteux (couverture, remblais arborés…) n’est plus la seule solution envisagée. Beaucoup d’infrastructures vieillissantes ne sont plus forcé­ment restaurées à l’identique ou agrandies. Les autoroutes et voies rapides transformées en boulevards urbains se multiplient (voir le tableau 1). La réduction du nombre de files de circulation des grandes artères devient courante (voir le tableau 2). La suppression de tobog­gans ou de mini-tunnels aux carrefours est fréquente. L’intrusion visuelle des ouvrages est ainsi fortement réduite, à un coût raisonnable. Mais de nombreux projets de rocades auto­routières continuent d’avancer, malgré les oppositions.

Des parkings paysagers
De nombreuses communes exigent depuis peu la création de parkings paysagers, dotés d’arbres et de sols enherbés, améliorant au passage la perméabilité du sol et le confort des usagers. Avec la loi ALUR (loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové) du 24 mars 2014, une nouvelle disposition entrée en vigueur le 1er janvier 2016 oblige les nouvelles surfaces commerciales à réduire l’emprise au sol du stationnement au 3/4 de la surface du bâti. La contrainte est moindre si des aménagements paysagers en pleine terre sont réalisés.

Un exemple de parking paysager. © Frédéric Héran.

Une meilleure maîtrise de l’affichage ?
En périphérie des villes françaises, le reflux des panneaux publicitaires a commencé. Il faut dire que la situation était devenue contre-productive : impossible pour un automobiliste de lire tous les panneaux. La loi du 10 juillet 2010 portant engagement national pour l’environne­ment (loi Grenelle 2) et le décret d’application entré en vigueur le 1er juillet 2012 ont remis un peu d’ordre dans ce chaos. L’objectif n’est pas de supprimer l’affichage extérieur mais de mieux l’intégrer aux paysages, pour ne pas nuire au développement économique des terri­toires. La publicité est devenue interdite hors agglomération (sauf dans les emprises des gares et aéroports) et admise en agglomération où elle doit toutefois répondre à des normes en matière d’emplacement, de densité, de surface, de hauteur, d’entretien et, pour la publicité lumineuse, d’économies d’énergie et de prévention des nuisances lumineuses. Les communes ou les intercommunalités établissent parfois un règlement local de publicité adapté aux spéci­ficités locales. Mais sur le terrain, la situation est encore loin d’être conforme à ces nouvelles règles, faute de contrôles suffisants.

Mais une situation qui s’aggrave dans les gares et aéroports
Sous la pression des afficheurs et des transporteurs intéressés (SNCF, RATP…), cette même loi Grenelle 2 autorise désormais la publicité dans les emprises des gares et des aéro­ports. Depuis lors, les écrans lumineux et animés se multiplient dans ces lieux très fréquentés. L’attention du voyageur est aujourd’hui si sollicitée qu’il a du mal à trouver les informations utiles à son voyage. Ainsi, dans le monument historique rénové à grands frais qu’est la Gare du Nord, la SNCF a accepté l’installation ces dernières années de centaines d’écrans à leds, dont un immense écran entre les voies grandes lignes et banlieue ; des écrans surplombent même l’entrée des escaliers vers le métro éblouissant le voyageur qui cherche à y descendre. La France reste et de loin le pays qui consacre le plus de moyens à l’affichage publicitaire. L’entreprise fran­çaise JCDecaux est d’ailleurs le leader mondial du secteur.

La requalification des entrées de ville et des centres commerciaux
En entrée de ville, les intercommunalités les plus riches mènent des projets de requalifi­cation des zones commerciales et de leurs abords. Quelques opérations emblématiques sont désormais mises en avant (Chambray-lès-Tours, Cahors, Mundolsheim…). Mais l’effort à réaliser est immense : on compte en France environ 1 150 entrées de ville et 1 800 hyper­marchés (la France étant le pays au monde qui compte le plus grand nombre d’hypermarchés par habitant).

En conclusion, le paysage urbain, notamment en périphérie, reste profondément marqué par les transports motorisés, particulièrement l’automobile, et tout ce qu’ils impliquent. Après des décennies de dégradation continue, la situation tend enfin à s’inverser avec la transition écomobile. Mais bien des aspects restent préoccupants ou s’aggravent encore.

 

 

 

Pour référencer cet article :

Frédéric Héran, Le paysage des transports, Openfield numéro 9, Juillet 2017