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Le corps comme parcours

Le corps est pour moi un livre entièrement ouvert sur notre l’histoire, émotionnelle, spirituelle, physiologique… à qui sait le décrypter. Il est le réceptacle de la transmission sanguine de nos ancêtres et cela depuis le début de l’Humanité… J’ai découvert tout d’abord que notre respiration pouvait être ainsi un outil extraordinaire de découvertes susceptibles de révéler des informations sur ce qui est enfoui au plus profond de nous, mais également sur nos origines, que le dessin gestuel émanant de notre corps intuitif pouvait à la fois révéler notre trace d’humanité mais aussi dessiner notre futur…

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Vouloir me connaître pour comprendre le monde m’habite comme une obsession. Aussi, transmettre et enseigner le dessin du corps, et le monde dans lequel il se meut, est une façon pour moi de revenir constamment à la source de ma flamme intérieure. Pour ceux qui savent le décrypter, corps et psyché contiennent, à n’en pas douter, la Nature tout entière. Quel merveilleux mystère !

Mon parcours d’enseignante a débuté en 1981, quand mon diplôme d’architecte d’intérieur de l’École Camondo en poche, mon prof de Design, Jean Lin Viaud, m’a proposé d’entrer dans sa nouvelle école : l’ESDI. Une évidence pour moi cet acte de transmettre, de devenir pionnière en montant, avec d’autres fous, cette nouvelle école de création de design industriel, école privée concurrente de l’ENSCI école d’état, créée au même moment. Ensuite, d’autres écoles m’ont appelée pour délivrer un enseignement toujours en mouvement, fait de remises en question et de nouvelles recherches : Camondo, ESAT, ENSCI, Corvisart, prépa Clouet… et enfin, en1996, notre précieuse école de paysage, l’ENSNP.

J’ai commencé à exposer ma création autour du corps à partir de 1991, après avoir renoncé à mon activité d’architecte, en gardant précieusement cette formation comme source d’inspiration et de créativité. Je vous propose donc dans ces lignes quelques réflexions sur le thème du corps, réflexions nées au gré de mes créations, d’expositions, de moments d’enseignements, d’écrits sur ma pédagogie, de conférences… un foisonnement de ressentis où l’écrit m’a servi à mieux saisir le sens de mon art et de sa transmission.

Le corps comme architecture

 

Le corps est un des référents de la perfection produits par la Nature. Il est de plus le lieu fondamental de notre existence. Aborder sa parfaite architecture, mobile et organique, permet dans le domaine de l’apprentissage du dessin d’étudier et d’analyser, par le biais de la trace « construite », des possibilités infinies en trois dimensions. Enseigner « le corps comme Architecture Première » est donc pour moi une évidence. J’ai été conduite à cette démarche pédagogique par ma formation d’architecte d’intérieur et par mon expérience de ce métier pendant plus de 10 ans. Parallèlement, mes recherches personnelles en art plastique autour du corps, amorcées depuis presque 30 ans, me permettent de constamment approfondir et formaliser cette dimension au cours de mon enseignement.

Le corps comme repère pour s’approprier échelles et proportions

Le corps impose un repère structurel, point de départ pour évaluer l’espace environnant. Afin de s’y initier, le modèle est mis en scène dans l’atelier à différentes hauteurs de la pièce. Sa posture et sa position doivent présenter un repère spatial apte à proposer une opposition, une continuité ou une simple ponctuation de l’espace (piliers, fenêtres, parois, plans de travail, chemins de câbles, etc.). L’étudiant est ainsi en mesure, à travers son propre regard et son propre positionnement corporel, d’orchestrer et d’exprimer, par le dessin, la cohérence perçue de l’ensemble. Ce « va-et-vient » permanent, cette gymnastique obligatoire du regard lui permettent ensuite une plus juste appréciation des globalités paysagères. Cet état des lieux est nécessaire pour élaborer ses futurs projets professionnels

Par les poses rapides ou en mouvement, il est possible d’acquérir un regard aiguisé et spontané de la réalité. L’étudiant apprend à voir… par des poses plus longues, étayées par des exercices de cadrages et de rapprochements au modèle. L’observation analytique permet de développer cette recherche sur « l’intériorité invisible du corps ». C’est donc à la fois un travail de prise de contact, de pleine conscience et de connaissance du monde. Les questionnements récurrents des étudiants sont alors : Comment c’est construit ? Comment cela tient ? Comment les volumes s’imbriquent-ils ?  Où se situent les points de force et de tensions ? Il s’agit par conséquent de les amener à percevoir sous forme d’évidence la structure interne et essentielle du corps comme structure architecturale.

Pour apprendre à tracer

Par le trait et la matière, l’étudiant expérimente l’apprentissage de la forme au moyen d’un large prisme d’outils d’expression (mines de plomb, pastels, encres, crayons, peintures, bambous, gravures, plumes, pinceaux…) en s’exerçant sur différents supports (papiers de qualités variées, cartons, calques…). Il peut saisir par ce biais l’ombre et la lumière, réagir à la couleur, à la profondeur, à la composition, au point de vue, à l’espace… Ainsi, par la déduction, lui est donné l’accès à l’intériorité invisible du corps (muscles, tendons, ossature…). La mobilité du corps propose en outre une grande diversité d’attitudes, de structures internes, d’aspects, de caractères propres à chaque modèle, à chaque fois différent, aussi bien masculin que féminin. À ce stade, l’esprit de recherche affine et entraîne l’imaginaire et la création. L’apprentissage du « voir juste, tracer juste » est alors parallèle au « tracé sensible, expression du ressenti ».

Le langage spatial et pictural se décline dans l’univers du paysage et du corps de la même façon : les structures, les directions, les imbrications de volumes, la profondeur, les proportions, les plans, les masses sont les mêmes… Vient ensuite la compréhension des textures, des matières, des graphismes à inventer pour la représentation des détails, des ombres et des lumières ou bien encore choisir son cadrage et sa composition pour mieux communiquer…

La densité plastique comme recherche d’intériorité 

Dans le domaine de ma recherche, la notion de densité est liée à la répétition. Répétition du geste, de la trace, de la forme, de l’espace, répétition, de la matière, de la couleur, dans un instant, court. En effet, chaque dessin se trace, se décrit et se raconte indéfiniment au fil des pages. Chaque dessin n’est jamais tout à fait le même et, pourtant, des transpirations s’impriment, feuille à feuille, comme un repère, un fil conducteur narratif et seulement intuitif. La répétition crée un véritable mouvement vers l’intériorité. Chaque dessin correspond à un fragment, point de vue subtil et probable sans cesse remis en question, donnant naissance à d’autres fragments que je recompose alors dans un même espace. Mon travail est donc une invitation à l’intériorité pour reconnecter à notre unité : « Nous ne sommes chaque fois que des fragments dépourvus de sens si nous ne nous les rapportons à d’autres fragments. » (Georges Bataille. Les larmes d’Éros)

La répétition me permet d’expérimenter une succession de réalités passagères, de toucher ou de me rapprocher d’une réalité me semblant moins illusoire. La répétition me permet d’expérimenter l’impermanence de toute chose. C’est ma façon de me sentir libre, c’est-à-dire « reliée » à moi-même et au monde. La répétition est pour moi une respiration constante et vitale : le flux et le reflux, l’inspire et l’expire, une répétition immuable consciente et inconsciente.

Le corps étant le dépositaire de notre inconscient, je n’ai, par conséquent, jamais eu d’autre choix que de travailler ainsi autour du corps. Pendant des années, j’ai cherché la raison de cette nécessité presque pathologique. Si dans la mémoire du corps se trouve notre inconscient et si j’arrive à entrer en contact avec celui-ci, je touche à mon authenticité, à ma sensibilité, à mon intégrité et donc à ma vérité.

En outre, dans le domaine de l’enseignement, la densité est synonyme de transmission instantanée. Il s’agit de donner les moyens et de faire en sorte que le résultat soit immédiatement tangible chez l’autre. Ainsi, chaque année je peux être amenée à l’observer chez certains étudiants quand avec un large sourire et des yeux pétillants, ils me disent :

« … pourtant on m’avait toujours dit que j’étais nul (le) en dessin ! »
« … c’est la première fois que ça m’arrive… »
« … je ne pensais pas que cela soit possible avec moi… »
« … je ne pensais pas que je puisse dessiner de cette façon… »

Au détour d’un dessin, je sens que l’étudiant a lui aussi senti, là, ce qui se passait réellement dans cette orchestration subtile et profonde, qui s’organise enfin sur sa feuille comme par enchantement. Grâce à ces répétitions, du geste, de la trace, de la forme, de l’espace, à cette répétition de la matière, de la couleur, au sein même d’un bref instant…, je me dis que l’étudiant a peut-être touché lui aussi un peu de son authenticité, de sa sensibilité, de son intégrité et finalement de sa vérité.

L’humain comme connaissance de soi et du monde

Notre corps, comme espace dans lequel nous vivons, reste avant tout la source d’une certaine « connaissance du monde » pour qui sait observer. Un aspect essentiel du cours de nu est donc d’offrir l’opportunité d’un recul permettant d’éviter désormais tout préjugé personnel ou toute notion esthétique préconçue du beau ou du laid. Grâce à cette approche, les étudiants se sentent ensuite en mesure de retransposer cette démarche objective sur n’importe quel site lors de l’étude d’un nouveau projet. 

Insula Corpus : environnement et ressentis imbriqués

L’exposition « Insula Corpus » de 2008, dans le hall de la chocolaterie à l’E.N.S.N.P de Blois, illustre parfaitement le lien « émotionnel-corporel » que j’ai initié dans mon œuvre et mon enseignement. Ce lien est à rattacher à mon parcours de vie et d’émotions, vécus au contact d’un environnement dont la beauté a nourri, par reflet, mes ressentis intérieurs. Les œuvres de cette exposition étaient en effet la réminiscence d’un voyage aux Caraïbes, vécu une dizaine d’années auparavant. Ce lieu, où un coup de fil en urgence, m’a appris que les derniers jours de ma mère étaient proches : je devais rentrer précipitamment à son chevet. À fleur de peau, j’ai alors été complètement imprégnée par les paysages de ces îles, sorte de tâches projetées dans cette immensité liquide. Cette mer, à différents niveaux de couleurs, me livrait ses profondeurs concrètes et abstraites avec acuité. Comme si, la plongée devenait un symbole de plongée dans mes propres abimes, quand seule au milieu de la mer des Caraïbes, en pleine barrière de corail, absorbée par d’étranges visions sous-marines, intimement chaudes, sombres et angoissantes à la fois, je me rapprochais intimement de ma mère dans cette eau amniotique,

Ce spectacle envoûtant, associé à tous ces ressentis, m’a donné une « vivance »  intérieure exceptionnelle et j’ai pu amorcer, dès cette époque, mon chemin vers les « paysages organiques ». Ils se sont concrétisés dans ce hall de l’école du paysage, quand j’ai retransposé la déambulation de corps dans des îles fictives. Cela a évidemment été, pour moi, une grande joie de pouvoir présenter cette installation dans ce lieu attendu et apprécié de tous, élèves, professeurs et personnel administratif. Cette exposition a été le début fondateur d’une longue série d’événements qui se sont déroulés dans ce même lieu, devenu terrain d’échanges et d’émotions.

Paysages organiques pour sonder les profondeurs

Dans ma recherche plastique, l’espace intérieur des masses corporelles s’exprime par la matière, la couleur, le trait, révélant les mémoires inscrites dans notre chair, souvenirs de nos émotions conscientes et inconscientes. La répétition des carrés, la multiplication des dessins, de ces couches végétales, me permet de recomposer ensuite une seule et unique œuvre correspondant à ce que j’appelle à chaque naissance un nouveau « Paysage Organique ». Avancées technologiques, accélérations de vie, communications superficielles, images omniprésentes, pensées « zapping », notre corps, comme la planète, demeure malgré tout un témoin ancestral et évolutif de notre passage sur terre. Il ne cesse en effet d’intégrer des couches successives, des strates émotionnelles et d’aventures qui, pour la plupart, se répètent sans cesse, inéluctablement.

Paradoxalement la contemporanéité des « Paysages Organiques » s’appuie sur le passé, car nous sommes composés non seulement de notre histoire, de nos origines, mais de l’histoire des autres et, bien sûr, de celle du de l’univers. C’est ensuite, la conscience intime de notre histoire qui nous permettra d’effectuer d’autres choix vers une évolution plus élevée. C’est bien là une particularité de l’être humain : « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même » (Élisée Reclus).

Femmes entre terre et ciel

L’exposition « Femmes entre terre et ciel », présentée à mon Atelier ARTCORPUS à Montreuil en 2016, s’inscrit dans la continuité d’Insula Corpus. Ces œuvres ont été créées après un voyage en Arizona où quarante femmes se sont retrouvées, ont marché dans le désert, pratiqué des rites amérindiens avec des Indiens Navajos et suivi leur enseignement de « HO Rites de Passage ».

Ma démarche s’est développée cette fois autour de représentations « archétypales » de la Femme et de ses instincts : postures, fragmentation de son corps puis recomposition. Cette approche m’a permis de développer certains thèmes fondamentaux comme la conception, la naissance, les cycles de la vie et de la nature sauvage de la Femme, de cette femme qui avance sous l’impulsion de sa nature instinctuelle. Il s’agit là de se référer aux mythes et contes évoqués et interprétés par Clarissa Pinkola Estes dans son livre « Femmes qui courent avec les Loups1 » telles la Déesse Baubo ou la Femme Ventre qui voit avec ses mamelons et parle avec sa vulve, la Femme squelette qui cherche à se désenchevêtrer, la Femme sans mains à se remembrer, Peau d’Âme – Peau de phoque à rentrer chez elle… Elles (?), deviennent également pour moi une grille de décryptage et de travail.

Selon le lieu d’exposition, la présentation de ces créations peut se déployer sous forme de parcours de femmes, créations transformées soudain par la lumière noire grâce à l’utilisation de pigments fluorescents qui révèlent alors d’autres corps, tels des palimpsestes. Cette lumière favorise la transposition des images initiales vers d’autres représentations et ouvre à des lectures plus souterraines et poétiques détachées du réel, tout en les transfigurant. La lumière jaillit alors de l’intérieur et attise nos rêveries nocturnes en territoires inconscients.

Entrer dans une perception différente…

images © Marie-Christine Palombit

Dans mon enseignement, j’essaie d’insuffler un certain discernement, apte à aider les étudiants à entrer dans une perception singulière du monde. L’attitude physique consciente et concentrée permet en effet d’être plus ancré, plus présent à soi-même et favorise par là même une meilleure réflexion pour la construction et la finalisation des futurs projets dans tous les domaines. Cette démarche, par l’émergence de la sensibilité et de l’analyse conjuguées, peut générer un positionnement véritablement singulier de la part des apprentis, susceptibles de créer désormais de nouvelles conditions en termes de qualité de vie pour les paysagistes mais de futures réflexions et créations pour les artistes. Il est donc essentiel pour chaque expérimentateur de s’engager vers une meilleure connaissance de soi afin de se donner ainsi les moyens de questionner le monde extérieur… En effet, au-delà de l’exercice esthétique, la peinture et le dessin sont « une pratique qui engage l’homme dans son entier : son être physique et son être spirituel, sa part consciente et inconsciente. » (Extrait de Vide et plein, de François Cheng2)

Au-delà de l’acte d’enseigner, parallèlement à ma création et à mes recherches, la transmission que j’essaie d’initier est donc une véritable découverte de soi et des autres par le vecteur des arts plastiques et visuels.

 

 

Note / Bibliographie :

Certains passages ont été repris ou inspirés de textes d’expositions et d’un article écrits pour les cahiers de l’école de Blois, sur le thème de la Densité. (N° 7)

1.Clarissa Pinkola Estes (1996) « Femmes qui courent avec les loups » – Grasset ou poche
2.François Cheng (1991) « Vide et Plein » Le langage pictural chinois – Poche
Robert Bly (1992) « L’homme sauvage et l’enfant » L’avenir du genre masculin – Seuil
Carl Gustav Jung (1961) « Ma vie », Souvenirs, rêves et pensées –  Folio poche
Annick de Souzenelle (1974) « Le symbolisme du corps humain » De l’arbre de vie au schéma corporel – Dangles

Pour référencer cet article :

Marie-Christine Palombit, Le corps comme parcours, Openfield numéro 13, Juillet 2019