AnaĂŻs Jeunehomme : Pourriez-vous expliquer, briĂšvement, Ă nos lecteurs, comment fonctionne un solâ?
Emmanuel Bourguignon : Un sol câest trois dimensions : une dimension physique, chimique et, dâune maniĂšre trĂšs importante, une dimension biologique. JusquâĂ prĂ©sent, on sâest beaucoup concentrĂ© sur les paramĂštres physiques et chimiques, aux dĂ©pens de lâaspect biologique, qui a Ă©tĂ© oubliĂ© dans de nombreux domaines. Le sol se compose de ces trois paramĂštres. Et lâaspect biologique du sol, ces briques du vivant, câest ce qui va servir de lien, de ciment, entre le monde physique et chimique. Câest la vie qui est dans le sol qui va faire, par exemple, que les parties physiques, comme les roches, vont se dĂ©grader, et libĂ©rer des Ă©lĂ©ments chimiques qui pourront ĂȘtre prĂ©levĂ©s par les plantes. VoilĂ un rĂ©sumĂ© extrĂȘmement schĂ©matique et simple.
AprĂšs, pour apporter une dĂ©finition un peu plus poussĂ©e, en paraphrasant celle donnĂ©e par la sociĂ©tĂ© de pĂ©dologie suisse, qui correspond Ă ce que je vois sur le terrain, le sol est considĂ©rĂ© comme la couche la plus superficielle ou la plus externe de notre planĂšte, qui est directement marquĂ©e par les ĂȘtres vivants. Cet endroit est le siĂšge de lâĂ©change intense de la matiĂšre et de lâĂ©nergie entre lâair, lâeau et les roches. Le sol, en tant que partie de lâĂ©cosystĂšme, va occuper une position centrale dans le fonctionnement des cycles globaux de la matiĂšre.

A.J. : Pouvez-vous nous dire en quoi nos mĂ©thodes agricoles actuelles dĂ©truisent les solsâ? Ă quoi voit-on quâun sol est mourantâ?
Lydia Bourguignon : La destruction des sols a commencé tout de suite aprÚs la PremiÚre Guerre mondiale et surtout aprÚs la Seconde, à cause de :
– lâutilisation massive dâengrais, dâazote, de phosphore et de potassium, qui ont brulĂ© la matiĂšre organique,
– lâutilisation de plus en plus de tracteurs, de machines trop lourdes qui ont compactĂ© les sols, entrainant leur tassement et la perte de la biodiversitĂ© de la faune qui permet lâaĂ©ration, lâentrĂ©e de lâair et de lâoxygĂšne dans les sols,
Tout cela a tué les sols.

A.J. : Donc finalement, le labour nâest pas le premier Ă©lĂ©ment que vous mettez en avant dans la destruction des solsâ?
L.B. : Pour nous, le labour, nâest absolument pas une valorisation des sols puisque par celui-ci vous les retournez, et comme les labours se font de plus en plus profondĂ©ment, vous tassez les sols en crĂ©ant une semelle de compaction en profondeur. Plus on laboure, plus on dĂ©truit les sols. Donc, Ă nos yeux, le labour est effectivement un instrument de destruction massive des sols.
A.J. : Quelles sont les solutions pour rĂ©animer un sol mourantâ?
L.B. : Les solutions sont diffĂ©rentes en fonction du type de cultures que lâon va faire.
Pour un cĂ©rĂ©alier, pour les grandes cultures, on va arrĂȘter de labourer et on va faire du semis direct sous couvert. Câest-Ă -dire, aprĂšs la moisson, semer directement dans les pailles, ce qui va permettre de maintenir le sol Ă lâombre, de garder la faune, dâaugmenter la matiĂšre organique, et de repartir sur un cercle vertueux.
Pour un maraĂźcher, on conseillera des apports de compost, puisquâen maraichage, le sol a besoin de beaucoup de matiĂšre organique.
Chez les vignerons, ce sera lâapport de compost ou de bois ramĂ©al fragmentĂ© (BRF). Dans certaines rĂ©gions, lorsque les vignerons broient leurs rameaux taillĂ©s, ils emploient, sans le savoir, la technique du BRF.
Donc à chaque type de culture une solution adaptée.
A.J. : Combien de temps cela prend-ilâ?
E.B. : Le temps va ĂȘtre trĂšs variable, puisque les sols sont trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšnes et divers. Selon les points forts et les points faibles des diffĂ©rents sols, on aura des rĂ©tablissements qui seront plus ou moins rapides. Par exemple, pour simplifier, tous les sols dits «âargilo-calcairesâ», que lâon trouve en quantitĂ© assez importante en France, sont des sols qui ont une rĂ©silience plutĂŽt forte, et qui, mĂȘme lorsquâils sont malmenĂ©s, dĂšs que lâon retrouve des pratiques vertueuses, se remettent assez rapidement en bon Ă©tat de fonctionnement.
Ă lâautre extrĂȘme, si lâon prend des sols sableux, acides, comme lâon peut avoir sur les arĂšnes granitiques des Vosges, ou de Bretagne, on se trouve en prĂ©sence de sols trĂšs fragiles en raison de leur chimie et du type de roche dont ils dĂ©rivent. Sur ces sols, avec des dĂ©gradations qui peuvent ĂȘtre moins graves que sur des sols argilo-calcaires, on aura un temps de rĂ©mission qui sera plus important, mĂȘme avec des pratiques vertueuses. Il faudra peut-ĂȘtre 10 ou 15 ans pour revenir Ă un Ă©tat assez stable et Ă un sol en bonne santĂ©, alors que sur des sols argilo-calcaires, nous avons constatĂ© que mĂȘme sur des sols abĂźmĂ©s, compactĂ©s, en 4 Ă 5 ans, on pouvait arriver Ă les remettre sur pied, avec des bons flux de matiĂšre organique dans les horizons de surface et une recrudescence des populations de vers de terre et de la faune du sol.
Donc, lorsque lâon parle de solutions, il faut dâabord diagnostiquer Ă quel niveau de dĂ©gradation se trouve le sol et de quel type de sol il sâagit pour, ensuite, trouver les solutions adĂ©quates. Il faut pouvoir dire, Ă un agriculteur, ou Ă un paysagiste, sur des projets en ville partant de friches, par exemple, quâil y a des sols qui vont se rĂ©habiliter plus vite que dâautres en fonction des dĂ©gradations et de la nature du sol.
A.J. : Un sol vivant contient une faune nombreuse et variĂ©e, dont les cĂ©lĂšbres vers de terre : comment vont-ilsâ?
E.B : Dans le cas du labour, les populations de vers de terre vont fortement diminuer, car avec cette pratique, on va exposer les vers Ă la lumiĂšre, lesquels subissent alors une forte prĂ©dation des oiseaux, mais on va aussi dĂ©structurer leur habitat. Les vers de terre vivent dans des terriers, ils ont une seule galerie, et donc si lâon passe notre temps Ă les dĂ©truire et Ă les exposer, on les tue, mais on engendre aussi des dĂ©placements de population, ce qui vide le sol de ses habitants. Donc sur les sols agricoles, et surtout dans les situations de monocultures ou de quasi-monocultures, avec peu de restitution de matiĂšre organique, les populations de vers de terre sont extrĂȘmement faibles.
Et, paradoxalement, sur le terrain, il mâest dĂ©jĂ arrivĂ©, par exemple sur des friches au sein de ville, de trouver, en creusant, malgrĂ© des valeurs en mĂ©taux lourds importantes, plein de vers de terre, avec des populations parfois plus fortes que dans certains sols agricoles.
La vie passe son temps Ă essayer de tempĂ©rer les agresseurs divers et variĂ©s. Jâentends par lĂ que si lâon pollue un sol et quâon lui laisse un certain temps, peut-ĂȘtre 10, 20 ou 30 ans â les dynamiques peuvent ĂȘtre plus ou moins longues â on trouvera des horizons de sols superficiels, lĂ oĂč la vĂ©gĂ©tation a repris ses droits, avec un pH neutre et une certaine forme dâĂ©quilibre. Bien sĂ»r, si lâon vient creuser, on va de nouveau dĂ©sĂ©quilibrer lâensemble.
Tandis quâen agriculture, comme on est sans arrĂȘt en train de tout perturber, en plus de lâemploi de certaines molĂ©cules trĂšs nĂ©fastes, on crĂ©e des milieux oĂč les vers de terre, les collemboles, les acariens et toute la faune du sol sont clairement malmenĂ©s.
A.J. : Je vous ai entendu Ă©voquer le fait que de plus en plus de sols sont morts biologiquement, oĂč en est-on de la question de la dĂ©sertification en France et Ă lâĂ©trangerâ?
L.B. : Dans le rapport du GESSOL1, publiĂ© par lâINRA2 en 2011, Dominique Arrouays exposait que lâon bĂ©tonnait lâĂ©quivalent dâun dĂ©partement français tous les 7 ans pour construire aĂ©roport, autoroute, ronds-points. Aujourdâhui on est arrivĂ© Ă un dĂ©partement tous les 6 ans : donc on accĂ©lĂšre fortement cette dĂ©sertification. On le constate, comme le professeur Marcel B. BouchĂ© lâexpose dans son ouvrage, quâon a perdu, dans les zones cĂ©rĂ©aliĂšres des vers de terre : lĂ oĂč lâon avait 2 tonnes de vers de terre Ă lâhectare Ă la sortie de la guerre, dans des sols encore riches en matiĂšre organique, on est tombĂ© aujourdâhui, sur certains sols, Ă 200 kg/ha. On est sur une perte de lâordre de 80/90 %.
Un autre sujet qui a fait rĂ©agir derniĂšrement est la perte de la biodiversitĂ© et du nombre dâoiseaux prĂ©sents en France, or cela est pareil pour les batraciens, et pour dâautres espĂšces : on voit une disparition de cette diversitĂ©. Effectivement, on fabrique des dĂ©serts, pour une agriculture toujours plus performante, avec plus de rendement, oĂč lâon a arrachĂ© tous les arbres, les haies et les bosquets. Câest quelque chose dont nous parlons dans notre manifeste3, que jâai Ă©crit avec Claude : nous exposons que revenir Ă une agriculture durable ce sera remettre de la biodiversitĂ©, de la haie, remettre des arbres dans lâagriculture pour une pĂ©rennitĂ© de celle-ci.
A.J. : Le fait est que notre modĂšle agricole repose sur la disponibilitĂ©, Ă bas prix, de pĂ©trole, Ă partir du moment oĂč celui-ci viendra Ă manquer, nous deviendrons incapables de cultiver sur ces sols morts, car les plantes sont dĂ©pendantes des intrants chimiques quâon leur amĂšne pour pousser, puisque les sols ne leur apportent plus les Ă©lĂ©ments nĂ©cessaires Ă leur croissance. Combien de temps nous reste-t-il avant de ne plus avoir de terres cultivables disponiblesâ?
L.B. : Je ne sais pas si lâon peut rĂ©pondre Ă cette question, parce quâil faut quâil y ait une prise de conscience. Câest vrai que les pays en voie de dĂ©veloppement ou Ă©mergents sont aussi dans la reproduction de ce modĂšle agricole, on voit des dĂ©forestations massives de certaines zones, alors quâen France on lâarrĂȘte. Câest trĂšs compliquĂ© de mettre un schĂ©ma sur lâEurope et de dire que câest la mĂȘme chose partout.
Nous travaillons par exemple en Inde, pour des ONG, pour remettre de lâagroforesterie en place : dâune part parce quâil y a trop de soleil, donc comme cela les jardins sont Ă lâombre et aussi parce que cela permet de valoriser certains bois prĂ©cieux. Ce sont peut-ĂȘtre juste des Ă©lĂ©ments Ă©pars, mais on voit des choses vertueuses partout et puis, Ă cĂŽtĂ©, des choses qui ne le sont absolument pas. Donc dire dans combien de temps on va stĂ©riliser tous les sols, personnellement, je nâai pas de rĂ©ponse. Par contre, ce qui est clair et sĂ»r, câest que lorsque le pĂ©trole sera indisponible ou que lâon va le vendre au prix rĂ©el de son coĂ»t, on va avoir un Ă©norme problĂšme sur lâagriculture. Parce que lĂ nous parlons dâagriculture sur le terrain, mais il y a aussi toute lâagriculture sous serre, hors sol, avec des plantes perfusĂ©es, et lĂ , ce sera un drame pour lâhumanitĂ©.
On peut aussi penser Ă ce que disent certains experts, sur le fait que dans 10 ou 20 ans, il nây aura plus de pĂ©trole : cela donne Ă penser que dans 10 ou 20 ans il nây aura plus dâagriculture, ou du moins plus ce modĂšle agricole actuel.

A.J. : Ă qui profite le fait de maintenir un systĂšme qui nâest pas viableâ?
L.B. : Ce que je vais dire nâest pas politiquement correct, mais cela profite aux multinationales, qui font pour lâinstant des bĂ©nĂ©fices Ă©normes sur lâagriculture. Parce quâen fait elles dĂ©tiennent tout. Ce sont elles qui dĂ©tiennent les engrais, qui fabriquent les pesticides, les herbicides et les fongicides, qui dĂ©posent des brevets sur les semences, qui prĂŽnent une politique «ânouvelleâ» sur les OGM, ce sont elles qui vont aprĂšs soigner les malades. On est dans un cercle qui est absolument infernal.
Ces mĂȘmes multinationales soutiennent aussi des gouvernements, ce sont comme des Ă©tats dans lâĂ©tat. On voit par exemple, comment un ministre de lâagriculture veut positionner certaines choses et fait, peu de temps aprĂšs, marche arriĂšre, parce que, je suppose, soit la FNSEA, soit ces multinationales, interviennent dans les dĂ©cisions Ă©tatiques.
Pour lâinstant, cela profite donc Ă ce petit monde, mais cela ne bĂ©nĂ©ficie surtout pas aux agriculteurs. Il faut quand mĂȘme garder Ă lâesprit que câest la profession qui est la plus sinistrĂ©e, dans un silence total : on sait quâil y a un agriculteur qui se suicide tous les deux jours et cela ne fait pas la une des journaux, loin de lĂ .
E.B. : Ce quâil faut aussi comprendre par rapport Ă cela, câest quâil y a Ă©galement un cĂŽtĂ© complĂštement fou. Le nombre dâagriculteurs, dans les pays occidentaux, qui ont embrassĂ© ce modĂšle agricole industriel, nâa cessĂ© de chuter. Dans nâimporte quelle profession, si vous avez de moins en moins de concurrents, que vous ĂȘtes de moins en moins nombreux, en thĂ©orie, vos parts de marchĂ© augmentent et vous devriez vivre de mieux en mieux. Ce qui nâest pas du tout le cas de nos agriculteurs : la moyenne française de leur niveau de vie ne cesse de chuter. Cela montre que ce sont des entreprises qui peuvent ĂȘtre amenĂ©es Ă brasser Ă©normĂ©ment dâargent, quâil peut y avoir des flux monĂ©taires trĂšs importants dans les fermes, par rapport aux achats dâengrais, de semences, etc., mais, quâin fine, cet argent finit avant tout dans les coopĂ©ratives, dans les multinationales de lâagro-industrie et pas chez les agriculteurs.
Lâagriculture Ă©tait auparavant lâactivitĂ© humaine oĂč lâon pouvait ĂȘtre quasiment en autonomie : on obtenait lâengrais en faisant de lâĂ©levage, lequel fertilisait les champs, dans les champs on produisait le fourrage pour lâĂ©levage et des denrĂ©es alimentaires. On Ă©tait sur des modĂšles agricoles dits vertueux, avec des rotations et de la diversification : les agriculteurs dâalors consommaient peu. Or, dans les modĂšles Ă©conomiques modernes, il faut, pour crĂ©er de la croissance, que lâargent circule. Lâagriculture a Ă©tĂ© assez vite identifiĂ©e comme un pan de lâĂ©conomie dans lequel il fallait que les agriculteurs perdent leur autonomie pour aller dans le sens du systĂšme. Donc il est clair que cela profite Ă certains, mais assurĂ©ment pas aux populations ni aux agriculteurs.
On peut aussi regarder du cĂŽtĂ© des Ă©tats, au niveau des lobbys et des connivences qui se font jour. Par exemple du cĂŽtĂ© de lâEPA4 oĂč, en observant les diffĂ©rents noms des prĂ©sidents de cette agence, on constate un jeu de chaises musicales assez intĂ©ressant. On y retrouve par exemple, des anciens directeurs de grandes firmes privĂ©es. Ainsi, le systĂšme est bien vĂ©rolĂ© et les dĂ©s sont pipĂ©s.
L.B. : Il y a aussi autre chose. Quand on pense quâil y a une directive europĂ©enne sur lâair, qui a demandĂ© aux industries de faire un effort sur la qualitĂ© de leurs rejets atmosphĂ©riques en installant des filtres, quâil y a une directive europĂ©enne sur la protection de lâeau, mais quâil nây en a aucune sur la protection des sols, et ce, dâautant plus que les sols relĂšvent du droit privĂ©, cela signifie que vous pouvez mettre nâimporte quoi sur vos sols et que personne ne peut rien y redire. Câest seulement votre conscience professionnelle et Ă©thique qui fait que vous nây mettez pas nâimporte quoi. Mais un agriculteur peut mettre ce quâil veut sur son sol, il nây a pas de directive. Donc on voit bien, comme le dit Emmanuel, que les choses sont pipĂ©es. Une directive pour la protection des sols a Ă©tĂ© proposĂ©e au niveau europĂ©en, mais elle a Ă©tĂ© retoquĂ©e en 2014.
E.B. : Si on pousse le raisonnement jusquâau bout, si vous dĂ©tenez la nourriture, si vous contrĂŽlez la capacitĂ© de protection des Ă©tats, câest beaucoup plus facile de contrĂŽler les populations.
Il y avait eu une lettre interne dâun grand groupe qui avait fuitĂ© dans les annĂ©es 90 concernant le gĂšne Terminator5 qui expliquait que, avec de telles semences, on pourrait contrĂŽler les gens dans le monde puisque lâon contrĂŽlerait la faim. Ce qui en fait un outil bien plus puissant que nâimporte quelle bombe nuclĂ©aire.
A.J. : Oui, ce qui est dâautant plus odieux puisque ces firmes ne cessent de colporter le fait que les semences OGM sont censĂ©es Ă©radiquer la faim dans le monde.
E.B. : Comme on dit, «âlâenfer est pavĂ© de bonnes intentionsâ». Il faut bien faire avaler la pilule dâune certaine maniĂšre. Mais maintenant, cela devient de plus en plus difficile, le public, du moins en occident, est de mieux en mieux informĂ© et croit de moins en moins ces balivernes. Par contre, dans les pays en dĂ©veloppement, entre le manque dâĂ©ducation et le manque dâaccĂšs Ă lâinformation, ces grandes multinationales arrivent Ă Ă©couler des mĂ©thodes qui ne passeraient plus en Europe, mais qui sont encore largement plĂ©biscitĂ©es en Afrique ou en Asie. Malheureusement, ces modĂšles ne sont pas encore en banqueroute.
A.J. : Vous Ă©voquiez, en dĂ©but dâinterview, le fait que nos sols ont commencĂ© Ă ĂȘtre largement dĂ©truits aprĂšs la Seconde Guerre mondiale. Donc le modĂšle agricole qui prĂ©existait, basĂ© sur la polyculture et lâĂ©levage, mĂȘme sâil y comportait des labours, nâĂ©tait pas destructeurs des sols comme aujourdâhuiâ?
L.B. : Oui, le labour Ă©tait fait par les animaux. Quand on regarde de vieux films, tournĂ©s entre les deux guerres, on y voit encore Ă©normĂ©ment de bĆufs et de chevaux qui Ă©taient utilisĂ©s pour le travail du labour. Avec les animaux, vous ne pouvez pas enfoncer dans le sol le fer aux mĂȘmes profondeurs quâaujourdâhui.
Nous travaillons en Italie, lĂ -bas, les labours sont Ă 60/80 cm : jamais une bĂȘte ne pourrait faire une chose pareille.
Il y a un trĂšs beau film, qui sâappelle «âAdieu paysansâ», qui a Ă©tĂ© diffusĂ© il y a quelques annĂ©es, qui montre comment, aprĂšs la DeuxiĂšme Guerre mondiale, lâarrivĂ©e des machines, ressemblant pratiquement Ă des tanks, lâarrivĂ©e des ingĂ©nieurs agronomes (câest dâailleurs en 1956 quâest créée lâINRA) qui viennent dire aux agriculteurs quâils ne vont pas assez vite, quâil faut mettre du matĂ©riel, quâil faut mettre de la fertilisation, pour faire plus de rendements parce quâil faut nourrir la population, conduit Ă une industrialisation trĂšs rapide de lâagriculture. Laquelle a entrainĂ© ce que lâon voit Ă lâheure actuelle.

A.J. : La question du labour me taraude, on mâinterroge souvent sur le pourquoi du labour sâil sâavĂšre quâil est mauvais. Quels sont les bĂ©nĂ©fices, rĂ©els ou supposĂ©s de cette pratiqueâ?
L.B. : Le labour Ă©tait fait pour limiter les mauvaises herbes. On faisait un labour, qui favorisait une levĂ©e de semis, puis on retournait, donc les adventices Ă©taient enfouies et aprĂšs un griffage on rĂ©alisait un lit de semence, une terre «âcouscousâ».
CâĂ©tait donc des animaux, et lâhomme qui Ćuvraient, car il ne faut pas lâoublier, pour une grande partie de lâhumanitĂ©, le seul outil de travail ce sont les mains. Il faut aussi clarifier le fait quâil y a trĂšs peu de personnes dans le monde qui possĂšdent un tracteur, le principal outil agricole reste le travail Ă la main. Ce qui ne permet pas, Ă la main, de faire un labour profond. Donc quand on supprime les mauvaises herbes sur 10 ou 15 cm, on nâest plus du tout dans le labour, dâautant que lâon ne retourne pas la terre.
Ainsi, il y a une distinction Ă faire entre le labour profond et ce que faisaient autrefois les anciens, avec un semis de labour et une suppression des mauvaises herbes qui Ă©taient gĂȘnantes.
Maintenant, avec la connaissance et le matĂ©riel que lâon peut avoir, il nây a pas nĂ©cessitĂ© de labourer, puisquâavec un semoir Ă disques, vous allez pouvoir semer dans une couverture vĂ©gĂ©tale, ce qui nâĂ©tait pas possible autrefois, car nous nâavions pas ces systĂšmes-lĂ . La technologie a permis la mise en place dâun outil qui offre la possibilitĂ© de ne pas labourer. Les plantes vont faire le lit de semence quand elles vont ĂȘtre couchĂ©es, broyĂ©es par un rouleau Faca6 ou le gel. Mais il est vrai que cette mĂ©thode est trĂšs difficile Ă faire rentrer dans le monde agricole.
A.J. : Oui, effectivement, votre mari parle de «âviol de la terreâ» pour le labour, mais jâai aussi ce sentiment quâil faut que lâon voit le travail de la terre, lâacte humain dans le paysage.
L.B. : Exactementâ! Le beau labour, le concours de labour, avec ses sillons bien faits, droits⊠Mais quand on regarde rĂ©trospectivement, depuis que nous travaillons, et comme nous circulons tous les trois beaucoup en France, mĂȘme si lâon croise encore peu dâagriculteurs qui pratiquent le semis direct sous couvert, on observe tout de mĂȘme de moins en moins dâagriculteurs qui labourent comme on labourait autrefois avec la rasette et le labour couchĂ© enfoui. On voit en revanche de plus en plus les techniques culturales simplifiĂ©es (TCS)7, oĂč lâon va utiliser un outil qui va retourner les pailles sur 10 Ă 15 cm. On abandonne donc, petit Ă petit, les labours profonds. Il y a un vrai changement.
MĂȘme si, il est vrai que pour nous, ce nâest pas une finalitĂ©, car ces techniques culturales simplifiĂ©es oĂč lâon remue toujours la terre entrainent la levĂ©e de beaucoup de mauvaises herbes : câest pourquoi elles font appel Ă lâutilisation de beaucoup de glyphosate pour les Ă©radiquer. Donc Ă nos yeux, la vraie finalitĂ© dâune agriculture qui sera durable et respectueuse, câest de maintenir un semis direct sous couvert.
Il est vrai que les premiĂšres annĂ©es de transition sont trĂšs compliquĂ©es pour lâagriculteur. La terre, lorsquâelle a Ă©tĂ© labourĂ©e, gavĂ©e de pesticides et que, du jour au lendemain, vous changez du tout au tout, va se comporter un peu comme vous, si lâon vous changeait brutalement de rĂ©gime alimentaire, cela ne se passerait pas forcĂ©ment trĂšs bien. Câest pourquoi cette transition est souvent longue, en fonction du type de sol que lâon a. Les agriculteurs disent que les 5 premiĂšres annĂ©es sont dures, mais aprĂšs, ceux qui ont opĂ©rĂ© cette transition ne veulent pas retourner en arriĂšre. Dans certaines exploitations, il nây a pratiquement plus de levĂ©e de mauvaises herbes, le couvert maintient les sols propres.
Mais il est vrai quâil y a 5 annĂ©es de transition pendant lesquelles les agriculteurs ne sont pas soutenus, oĂč il nây a pas de subvention, alors que pour certains il y a une baisse de rendement. Or câest lĂ oĂč les subventions prendraient tout leur sens pour accompagner les agriculteurs vers des techniques culturales plus vertueuses. Cependant, ce nâest pas le cas.
A.J. : La nature est-elle en capacitĂ© de rĂ©gĂ©nĂ©rer seule des sols dĂ©tĂ©riorĂ©s ou va-t-on inĂ©vitablement vers le dĂ©sertâ?
L.B. : Lorsque vous avez un sol qui sâenfriche, couvert de chardons, câest comme un animal que vous abandonnez : soit il va mourir, soit il va devenir sauvage et câest compliquĂ©.
Un sol qui a Ă©tĂ© malmenĂ©, penser que seule la nature va le remettre debout oui, parce quâil va y avoir un couvert vĂ©gĂ©tal qui, petit Ă petit, permettra la rĂ©gĂ©nĂ©ration dâun sol, mais il faudra de nombreuses annĂ©es.
Mais si on veut le rĂ©gĂ©nĂ©rer pour une agriculture durable qui crĂ©e des sols vivants, dans ce cas, il va falloir lâaider, soit en mettant des composts, soit du bois ramĂ©al fragmentĂ©, soit en faisant des rotations, soit en lui mettant de la biodiversitĂ©. Mais abandonner un sol malmenĂ©, cela se traduira par la prĂ©sence de chardons et dâautres plantes qui montreront quâil nâa pas Ă©tĂ© bien traitĂ©.
E.B. : Dans ce cas, ce quâil faut dĂ©finir, câest la vitesse Ă laquelle on veut remettre un sol deboutâ? Si on laisse la nature faire, en revenant dans 300 ou 400 ans, il y aura un sol qui se sera créé, surtout sous nos climats tempĂ©rĂ©s oĂč la vĂ©gĂ©tation spontanĂ©e tend vers la forĂȘt.
Mais il me semble que lâhumanitĂ© est un petit plus pressĂ©e que çaâŠ
A.J. : Ce que jâentends aussi dans vos propos, câest que nous avons une grande chance, en Europe, car nos sols sont dâune grande qualitĂ© au dĂ©part. Or je pense aux sols des pays tropicaux, qui portaient auparavant une belle forĂȘt qui disparaĂźt au profit de champs de soja ou de palmiers Ă huile, ces sols sont en revanche trĂšs fragiles, peut-on faire quelque chose une fois la dĂ©forestation engagĂ©eâ?
E.B. : Ce sont effectivement des sols trĂšs fragiles, car, pour beaucoup dâentre eux, ce sont des sols qui sont sous le mĂȘme climat depuis des centaines, voire des milliers dâannĂ©es dans certains cas, câest-Ă -dire un climat tropical chaud et humide en permanence. Cependant, ces climats restent humides tant quâil y a de la forĂȘt. Or, dĂšs que la forĂȘt disparait, il nây a plus de pluie. Et ces sols, qui sont trĂšs anciens, portent leur fertilitĂ© uniquement sur les quelques centimĂštres supĂ©rieurs de matiĂšre organique en surface et dans la forĂȘt : la fertilitĂ© est dans la vie quâils portent. Aussi, lorsque vous coupez la forĂȘt, vous enlevez cette fertilitĂ©. Ces sols sont comme des passoires, ils nâont plus vraiment de capacitĂ© de rĂ©tention des Ă©lĂ©ments nutritifs et ils ont des argiles trĂšs dĂ©gradĂ©es donc avec une faible rĂ©sistance Ă lâĂ©rosion. Lorsque vous dĂ©gradez ces milieux-lĂ , vous vous retrouvez aprĂšs avec un climat qui devient semi-aride et, sans eau, vous ne pouvez recrĂ©er de la forĂȘt et des sols fertiles.
Notre chance, en Europe, câest que nous sommes sous un climat tempĂ©rĂ©, donc mĂȘme si depuis quelques centaines dâannĂ©es, on abĂźme nos sols (dĂšs les Romains on notait une Ă©rosion des sols sur le pourtour mĂ©diterranĂ©en), on arrive encore Ă cultiver. MĂȘme si en Espagne, ou au Maroc, il y a des endroits qui sont dĂ©sertifiĂ©s, en France ou en Italie, notre climat tempĂ©rĂ© nous permet, si lâon fait les choses correctement, de remettre de la forĂȘt, de la haie, et de refaire de la matiĂšre organique et du sol.
Tandis que dans certaines rĂ©gions dâAmĂ©rique du Sud, dâAfrique ou dâIndonĂ©sie, une fois la forĂȘt ĂŽtĂ©e, câest le dĂ©sert. Câest le drame de cette dĂ©forestation incontrĂŽlĂ©e et dĂ©raisonnable : câest que derriĂšre, on ne pourra pas rĂ©parer ces sols, comme on peut le faire sous des climats tempĂ©rĂ©s. Ce sont des Ă©cosystĂšmes extrĂȘmement riches en biodiversitĂ©, mais dĂšs que vous les dĂ©gradez, ils rĂ©vĂšlent leur fragilitĂ©. On peut observer en quelques annĂ©es seulement une baisse de la pluviomĂ©trie, un changement du climat, une modification de la couleur du sol : câest trĂšs impressionnant.
A.J. : Comme vous lâavez dit au cours de notre entretien, lâurbanisation galopante dĂ©vore les terres agricoles. Est-il possible de crĂ©er un sol artificiel en milieu urbainâ?
E.B. : Il faut tout dâabord savoir sur quel type de friche on se trouve en milieu urbain.
Si on regarde, historiquement, la plupart de nos villes europĂ©ennes Ă©taient entourĂ©es dâune ceinture verte, maraichĂšre, comme Ă Montreuil avec ses fameux murs Ă pĂȘches. Puis les villes se sont dĂ©veloppĂ©es dessus. Aussi, il y a des quartiers oĂč des bĂątiments ont Ă©tĂ© installĂ©s sur ces terres : si on enlĂšve le bĂąti, on peut retrouver, dessous, des sols susceptibles de redevenir fertiles par lâapport de compost.
Cela est plus compliquĂ© dans les zones oĂč il y a eu beaucoup de remblais et dĂ©blais, du terrassement, qui a tout modifiĂ©. On se retrouve alors avec des matĂ©riaux hĂ©tĂ©roclites. Si ce sont des matĂ©riaux inertes, type brique, bĂ©ton, tuile, on peut, grĂące Ă de la matiĂšre organique, crĂ©er des substrats fertiles. Mais plutĂŽt pour des cultures oĂč lâon peut avoir des intrants importants, comme dans le cas du maraichage, car sa production offre une forte valeur ajoutĂ©e. Mais faire de la cĂ©rĂ©ale, ce ne sera pas possible.
Ensuite, il y a le cas de figure oĂč les sols sont polluĂ©s, et sur ces secteurs-lĂ , refaire de lâagriculture nâest pas envisageable, car il y aurait trop de transfert de pollution dans les plantes. Dans ces milieux, on peut recrĂ©er des espaces verts oĂč lâon met des vĂ©gĂ©taux qui nâont pas vertu Ă ĂȘtre mangĂ©s, mais qui participent plutĂŽt Ă un effet de rĂ©gulation thermique au sein de la ville.
Il y a donc un travail de détective à faire afin de connaßtre le passé du sol pour pouvoir déterminer son avenir.
Avec des matĂ©riaux de dĂ©construction anciens, qui contiennent majoritairement des briques, du mortier fait Ă base de chaux, on va obtenir un dĂ©bris, qui, une fois criblĂ©, pourra constituer un substrat rĂ©utilisable. En revanche, sur des matĂ©riaux issus de dĂ©construction de bĂątiments plus rĂ©cents, qui comportent beaucoup dâĂ©lĂ©ments diffĂ©rents, de matĂ©riaux composites, dont la dĂ©gradation peut relarguer des substances nocives pour lâenvironnement, on ne prĂ©voit pas le rĂ©emploi.
A.J. : Et la phytoremĂ©diationâ? Jâimagine quâil faut disposer de temps devant soi pour lâenvisagerâ?
E.B. : Exactementâ! La phytoremĂ©diation est efficace, mais câest trĂšs long. Si câest pour obtenir un espace dans lequel le public pourra se promener sans risquer de respirer des poussiĂšres toxiques, cela peut ĂȘtre assez rapide, par contre, utiliser la phytoremĂ©diation pour crĂ©er une zone arable, sur laquelle on pourra cultiver, avec le type de pollution que lâon rencontre, entraine des cycles de «âdĂ©contaminationâ» par les plantes qui sont trĂšs longs.
A.J. : Emmanuel, vous participez Ă des projets avec des paysagistes concepteurs, en quoi consistent ces collaborationsâ?
E.B. : Cela peut, par exemple, consister Ă engager le dialogue avec la maĂźtrise dâouvrage pour les inciter Ă planter des sujets arborĂ©s plus petits que ce qui se fait habituellement, en Ă©talant les plantations dans le temps.
Cela peut aussi concerner la rĂ©alisation de diagnostics, par exemple de friches, permettant de caractĂ©riser lâĂ©tat agronomique du substrat : je vais pouvoir apporter des prĂ©conisations sur les amendements Ă mettre en place, leur nature et quantitĂ©, le type de vĂ©gĂ©tation qui sera adaptĂ©e ou non au site. Par exemple, sur une friche, on pourra avoir, au-delĂ de 30 cm un substrat qui sera trĂšs chlorosant ou acide, ce qui donne les contraintes pour les plantations.
Je vais aussi, dans le cadre de projets de jardins partagĂ©s, Ă©tudier les terrains disponibles et guider la maitrise dâouvrage et les paysagistes dans le choix des meilleurs emplacements, ou, sâil nây a quâun site disponible, accompagner les dĂ©cisionnaires sur les actions Ă entreprendre pour rendre les terrains cultivables, quand cela est possible.
A.J. : Comment est intĂ©grĂ©e la notion de temps, de la durĂ©e de rĂ©gĂ©nĂ©ration dâun sol au projet Ă©tant donnĂ© que le temps du mandat Ă©lectoral dâun Ă©lu ne correspond pas Ă celui de la natureâ?
E.B. : JâĂ©cris, noir sur blanc, les dĂ©lais nĂ©cessaires pour chaque projet et les risques encourus si on ne les respecte pas. JâĂ©voque Ă©galement la question de la taille des sujets plantĂ©s en prenant exemple sur ce qui sâest passĂ© avec la tempĂȘte de 1999.
AprĂšs la tempĂȘte, les sujets qui avaient Ă©tĂ© plantĂ©s gros nâont pas survĂ©cu, tandis que dâautres sujets, qui avaient Ă©tĂ© plantĂ©s plus petits, sont restĂ©s debout, car ils avaient eu le temps de sâenraciner, de faire leur pivot.
Dans la durabilitĂ©, je mets aussi en perspective lâaspect coĂ»t, car ce rendu immĂ©diat avec ces gros sujets reprĂ©sente une somme, tandis quâen travaillant avec des sujets plus petits, on peut multiplier le nombre de plantes, quitte Ă en enlever certaines par la suite, le tout pour des montants qui peuvent ĂȘtre plus faibles. Cela passe Ă©galement par une explication auprĂšs des citoyens, en les impliquant notamment. Mais cela reste toujours difficile, et malgrĂ© ces arguments, il y a des projets oĂč les Ă©lus prennent la solution plus facile avec de gros sujets.
Mais je pense quâĂ terme, la baisse des budgets communaux orientera les Ă©lus vers ces solutions plus Ă©conomiques et durables.
A.J. : Arrivez-vous Ă rester optimiste quand vous voyez la façon dont notre systĂšme agricole malmĂšne les solsâ?
L.B. : Depuis presque 30 ans que nous travaillons avec Claude et maintenant Emmanuel depuis 10 ans, nous voyons des rĂ©ussites dâagriculteurs : certains sont presque en autarcie, dâautres ne labourent plus, des cĂ©rĂ©aliers sont en semis direct sous couvert et cela fonctionne bien, tous ces exemples sont des formes dâespoir et dâoptimisme. Et se dire que ces sols que lâon a vus il y a 20 ou 25 ans, qui comportaient une trĂšs faible ou mĂȘme plus du tout dâactivitĂ© biologique, avec une quasi-absence de faune, sont aujourdâhui plein de vie, avec de la matiĂšre organique, câest trĂšs encourageant. Ces sols sont redevenus vivants.
De mĂȘme, nous avons travaillĂ© dans des pays dits «âen voie de dĂ©veloppementâ» oĂč lâon part sur des systĂšmes vertueux, ce qui reprĂ©sente aussi une forme dâoptimisme, car lâon peut se dire que malgrĂ© ce que lâon a fait Ă la nature, si lâon prend de bonnes initiatives et quâon sâoccupe des sols, on peut aller vers quelque chose de vertueux. Ce nâest pas nĂ©gatif.
Souvent, nous avons Ă©tĂ© critiquĂ©s parce que nous disions que les sols Ă©taient morts. Mais quand les sols sont sous le bĂ©ton, ou partent dans les riviĂšres et dans la mer, effectivement ils sont Ă©rodĂ©s. Les phĂ©nomĂšnes dâĂ©rosion sont la mort des sols.
Par contre, un sol qui a Ă©tĂ© maltraitĂ©, qui est Ă lâagonie ou trĂšs malade, peut ĂȘtre guĂ©ri de cette maladie, en sâen donnant les moyens, avec la mĂ©dication appropriĂ©e : du compost, du bois ramĂ©al fragmentĂ©, de la rotation, de la biodiversitĂ©. Tout cela reprĂ©sente un message dâespoir.
Donc mĂȘme si lâon a un sol en mauvais Ă©tat, en se relevant les manches, en acceptant le type de sol que lâon possĂšde, ce que lâon peut faire avec lui, ce quâil va pouvoir nous donner, on peut produire.
PassĂ© cela, le problĂšme est quâil y a aussi beaucoup dâautres choses qui ne vont pas. Ce qui fait quâil y a des jours oĂč nous sommes extrĂȘmement pessimistes, alors que lâon a les mĂ©thodes pour rendre les sols vivants.
Mais plus on attend, plus les sols vont ĂȘtre dĂ©gradĂ©s et plus cela va coĂ»ter cher de les revitaliser. Et avec lâaccroissement de la population, les sols en mauvais Ă©tat sont un vrai enjeu, et lĂ , la balance ne penche pas du cĂŽtĂ© de lâoptimisme.
Cependant, il faut donner un message dâoptimisme Ă nos enfants et petits-enfants, on ne peut pas leur dire de baisser les bras et quâil nây a rien Ă faire. Bien sĂ»r que lâon peut faire quelque chose.
A.J. : Comment le citoyen peut-il agir pour participer Ă la prĂ©servation des solsâ?
L.B. : Le citoyen, dans son caddie, peut dĂ©jĂ avoir un impact Ă©normeâ!
En Ă©vitant au maximum les centres commerciaux et en essayant dâaller dans la mesure du possible sur les marchĂ©s. On entend souvent «âle marchĂ© câest plus cherâ», mais si lâon fait bien son marchĂ©, en achetant des produits de saison et locaux, ce nâest pas vrai, dâautant plus par rapport Ă leur qualitĂ© et Ă la durĂ©e de leur conservation.
Le citoyen peut aussi ĂȘtre membre dâune AMAP8 ou acheter Ă des producteurs de proximitĂ©. Toutes les villes Ă lâheure actuelle, ont des AMAP, ou «âLa ruche qui dit ouiâ» ou des producteurs qui viennent. Il faut arrĂȘter de vouloir consommer des fraises ou des haricots verts en hiver et avoir lâĂ©thique de manger des fruits et lĂ©gumes de saison.
Il faut aussi accepter de mettre le prix, et se dire qui si je mets 10 Ă 15 % plus cher, dans un produit que je vais acheter chez un producteur ou au marchĂ©, je vais aider cet agriculteur, Ă ĂȘtre sur place, Ă le maintenir sur le territoire. Quand on compare la production dâun agriculteur local Ă celle que lâon peut acheter en grandes surfaces, qui ne se conserve pas et que lâon va finir par jeter, au final, Ă©conomiquement, les produits locaux sont plus avantageux.
Je pense aussi quâil faut arrĂȘter de vouloir manger de la viande le midi et le soir. On peut en manger moins, mais de meilleure qualitĂ©. Lorsque lâon voit les publicitĂ©s de certains centres commerciaux qui annoncent de la viande Ă moins de 10 âŹ/kg : comment est-ce possibleâ? Comment un agriculteur peut-il vivre avec celaâ?
Il y a un dicton indien qui dit «âon est ce que lâon mange et lâon pense ce que lâon mangeâ», donc si lâon Ă©volue face Ă cela, on fera aussi changer les grandes surfaces vers une autre recherche de produits. Cela, tout le monde peut le faire. Tout le monde, tous les jours, peut avoir un impact par rapport Ă la production des agriculteurs. MĂȘme avec des revenus modestes.
Quelle nourriture veut-on donner Ă nos enfantsâ? Quand on voit la facture mĂ©dicale, que ce soit au niveau des agriculteurs qui utilisent des produits qui les tuent, ou du cĂŽtĂ© de notre alimentation, qui ne nous rend pas forcĂ©ment en bonne santĂ©, on peut sĂ»rement se permettre de mettre 10 ou 15 % de plus pour des aliments sains et enlever en consĂ©quence, 10 Ă 15 % de mĂ©dicaments dans notre façon de vivre.
Quand on compare le budget alimentation dâune famille avant la guerre et maintenant, on constate quâil a presque diminuĂ© de moitiĂ©.
Et quand Lactalis achetait le lait aux agriculteurs 25 centimes le litre alors quâil leur revenait 30 Ă 35 centimes Ă produire, les agriculteurs ne pouvaient que crever : et de cela, personne nâen a conscience lors de ses achats.
Claude prend cet exemple : quand vous achetez une 2CV ou une berline, vous nâallez pas aller aussi vite ni aussi loin, et bien de mĂȘme, quand vous achetez un produit de qualitĂ©, cela aura aussi des consĂ©quences pour vous et dâautres. Si lâon veut des agriculteurs qui vivent dĂ©cemment de leur mĂ©tier, il faut accepter de payer lâalimentation un petit peu plus cher que ce quâon la paye actuellement.
1. GESSOL : programme de recherche “Fonctions environnementales et GEStion du patrimoine SOL” initiĂ© par le ministĂšre en charge de lâĂ©cologie. Ce programme a ainsi pour objectif de structurer une communautĂ© de recherche sur la gestion des sols, de fournir aux dĂ©cideurs publics et aux usagers des sols des connaissances et des outils opĂ©rationnels pour Ă©valuer, surveiller, gĂ©rer, voire amĂ©liorer la qualitĂ© des sols, qu’ils soient naturels, agricoles ou urbains.
2. INRAÂ : Institut National de Recherches Agronomiques
3. Manifeste pour une agriculture durable de Claude et Lydia Bourguignon, Editions Actes Sud, 2017
4. EPA : Environmental Protection Agency. Organisme indĂ©pendant du gouvernement fĂ©dĂ©ral des Ătats-Unis pour la protection de l’environnement.
5. GĂšne Terminator : Les technologies surnommĂ©es « Terminator » sont des technologies utilisĂ©es pour rendre les plantes gĂ©nĂ©tiquement modifiĂ©es stĂ©riles. Ces technologies permettent de stopper la dissĂ©mination des plantes dans la nature. Elles permettent aussi d’empĂȘcher l’utilisation des graines obtenues pour une nouvelle semence (semences de ferme).
6. Rouleau Faca : il a pour objectif de coucher et de blesser un couvert vĂ©gĂ©tal. Les couteaux blessent le vĂ©gĂ©tal mais ne doivent pas remuer de sol afin dâĂ©viter les remises en germination.
7. TCS : techniques culturales simplifiées, ce sont des méthodes de culture limitant le travail du sol.
8. AMAPÂ : Association pour le Maintien de lâAgriculture Paysanne
Lydia Gabucci Bourguignon, maĂźtre es sciences, diplĂŽme de technicien en Ćnologie et Claude Bourguignon, ingĂ©nieur agronome et docteur es sciences ont en commun la passion du sol. En 1990, ils crĂ©ent le LAMS, Laboratoire dâAnalyses Microbiologiques des Sols, afin de rĂ©aliser des analyses physiques, chimiques et biologiques des sols. Leurs fils Emmanuel Bourguignon, docteur es sciences, microbiologiste des sols, et directeur du dĂ©veloppement a rejoint lâĂ©quipe du LAMS en 2008.
A ce jour, le LAMS a rĂ©alisĂ© plus de 9â000 expertises dont le but vise, notamment, Ă recommander, de maniĂšre ciblĂ©e, une gestion durable des sols. Lydia et Claude Bourguignon sont aujourdâhui des experts consultants rĂ©fĂ©rents dans cette singuliĂšre discipline, dĂ©sormais reconnue. En 2016, ils ont Ă©tĂ© dĂ©corĂ©s par le ministre de lâAgriculture «âofficiers de lâordre du mĂ©rite agricoleâ» pour leurs travaux au service de lâagriculture française.
Ouvrages :
Le sol, la terre et les champs â Claude et Lydia Bourguignon, Ădition Sang de la terre â juin 2008
Manifeste pour une agriculture durable â Lydia et Claude Bourguignon, Ădition Actes Sud â Mars 2017
https://www.facebook.com/LydiaClaudeBourguignon/
www.lams-21.com    Â