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L’ombre et la ville

Depuis les coutumes d’Ancien Régime et les plans d’aménagement, d’embellissement et d’extension des villes, l’agglomération, le bourg et le village sont conçus et organisés pour faciliter la vie collective et pour être non seulement regardés mais surtout immédiatement perçu(e)s par tout notre être. Elle ou il doit être photogénique pour prendre et rendre la lumière et donc savoir jouer de l’ombre.

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Les agents immobiliers le savent « quelle orientation, plein sud ? La lumière jusqu’à quelle heure ? » La place de l’ombre dans la ville est au cœur de l’art urbain. La plume d’Ambert, Henri Pourrat1, fait converser l’ombre et l’architecture : « le soleil donnait sur les architectures de l’église ; sa lumière blonde soulignait d’ombre la vieille tour ouvragée avec ses gargouilles, ses colonnettes, ses balustrades à jour. »

En ne perdant pas de vue que l’homme de l’art, comme l’élu, le constructeur ou le citoyen, observe les trois constats incontournables de l’ombre en urbanisme :

L’ombre a la force des éléments,

L’ombre a mauvaise réputation,

L’ombre a l’attention bienveillante.

L’ombre a la force des éléments

La nature avant, pendant et après la ville, où le village vit de l’ombre et de la lumière. Du jour et de la nuit. Les saisons et les jours se succèdent, les vies des êtres vivants s’adaptent à ces rythmes mouvants.
Mais la nature est heurtée, contrastée, elle sait pousser aux extrêmes et les poètes l’ont perçu depuis longtemps :

« Cieux, air et brise et collines ombreuses,

Bosquets et vous, buissons et toi, pampre divin,
Sources fraîches donnant leurs ondes généreuses,
Déserts que le soleil de flamme toujours brule… »

Ce poème de Martin Opitz2 pourrait offrir un programme municipal contre la ville brulante et livrée au soleil, et pour la ville végétalisée, civilisée par les fontaines, par la circulation de l’air et par l’ombre à la disposition de tous. Mais, en l’absence de quelques précautions indispensables, la ville peut redevenir désert. Elle peut aussi être ensevelie sous une ombre menaçante.
L’ombre ne demande pas la permission. Elle s’impose et il faut faire avec. Elle connaît sa propre puissance et sa propre noirceur.

La Rivière est un sombre roman de l’américain Peter Heller. Il nous emmène dans une périlleuse descente de rivière tout au nord du Canada, dans la solitude des immenses forêts où les promeneurs seront confrontés à bien des aléas. Le livre nous plonge, au sens propre, dans la brutalité innocente de la nature, dans l’eau et dans le feu, dans la lumière et dans l’ombre.
Celle-ci s’impose ou s’insinue partout, elle dialogue entre le ciel et la terre « l’ombre des nuages courait dessus et sur les copeaux argentés de la cabane… ces ombres fugaces striaient les lieux, filaient sans accroc et rafraichissaient d’un coup l’air avant d’être à nouveau chassées vers l’amont par le retour du soleil3 ». L’ombre est messagère, elle devient même hologramme qui copie, détourne, modifie son modèle.
L’ombre est le mystère, l’annonce de la nuit comme un avertissement des ténèbres : « ils remarquèrent que l’après-midi se refroidissait aussitôt qu’il y avait de l’ombre4». L’alerte est sonnée.
L’ombre est la profondeur où, cramponnés à leur canoé sur la rivière, « ils restaient loin des ombres et des bruits sur la berge5 » pour ne pas être surpris par des forces hostiles. Et plus loin, l’un des héros ne perd pas ses réflexes de chasseur : « du moment qu’il est sur de l’eau plate, un chasseur surveillera la berge. A la recherche d’un début de sente animale,.. D’un mouvement. De silhouettes, de couleurs, de choses qui se passent à l’orée des ombres6 ».

Les militaires français se retrouveront dans le roman de Heller. Ils pratiquent la règle de camouflage «FOMEC », initiales de « forme, ombre, mouvement, éclat, couleurs ». Chacun de ces éléments peut trahir qui tente de se fondre dans le décor. L’ombre est dangereuse en ce qu’elle vous annonce avant que vous ne paraissiez. Elle rend visible tel qui se croit invisible. Elle est importune par son accompagnement indéfectible.

L’ombre a mauvaise réputation

Le dernier poème de Desnos a scellé l’association de l’ombre et de la mort. 

« J’ai rêvé tellement fort de toi,
J’ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu’il ne me reste plus rien de toi.
Il me reste d’être l’ombre parmi les ombres,
D’être cent fois plus ombre que l’ombre
D’être l’ombre qui viendra et reviendra
Dans ta vie ensoleillée »

Le royaume des ombres, celui dont nul ne revient, n’est jamais loin. Nos visages en témoignent parfois malgré nous. Le héros fixe les yeux de la femme qu’il a sauvée « il les vit s’assombrir exactement comme si l’ombre d’un nuage était passé dessus. Ou l’ombre d’un gigantesque oiseau8 ».

« Faire de l’ombre » n’est pas recommandé : au sens propre, la privation de lumière par l’implantation d’un immeuble voisin ouvrira un contentieux de la responsabilité civile entre voisins9 pour privation d’ensoleillement et ombre projetée.
Au sens figuré, il y aura de la rivalité, du ressentiment et de la vengeance dans l’air. Il reste souvent une ombre au tableau. Quand ce n’est pas une ombre sur la ville10.

Dans la ville, l’ombre peut inquiéter, elle stagne dans les quartiers anciens : « le lacis des petites rues » de Paris au temps de Balzac11« ces rues étroites, sombres et boueuses… une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n’éclaire plus certaines impasses noires ». L’ombre est danger. L’on attend encore les Lumières de J.Delumeau qui rapproche brillamment leur Révolution et l’implantation des premiers dispositifs d’éclairage public. Il faut disperser l’ombre pour Rassurer et protéger12.
La bonne gestion de l’éclairage public est un des arts municipaux essentiels. Les infrastructures, comme les bâtiments eux-mêmes, doivent être conçues et implantées pour la lumière mais aussi pour l’ombre : Claude Simon lit le tragique tableau de N.Poussin, la Peste d’Asdod, « au fur et à mesure que le jour décline la lourde lumière cuivrée s’assombrit, les façades atteintes par l’ombre s’enténèbrent, les derniers rayons du soleil les colorent maintenant d’un reflet saumon.» Encore une fois, l’ombre « enténèbre » les mourants guettés par les rats. L’ombre fait peur. Et pourtant elle est nécessaire à la vie et particulièrement à la vie urbaine.                                                                                              

L’ombre a l’attention bienveillante

Si vous traversez la ville ou le village au pas de charge, vous évitez plutôt l’ombre, vous préférez savoir où vous posez le pied ou la roue. Mais si vous séjournez, si vous habitez, si vous attendez13, vous rechercherez l’accueil et la douceur de l’ombre ; des arcades, de celles des bastides à celles de la rue de Rivoli, des jardins suspendus aux sages bosquets de nos copropriétés, la ville invente ses usages de l’ombre d’agrément. C’est le grand chemin de Julien Gracq14 qui le conduit en Espagne : «  au bout de ces routes torrides et grésillantes, on trouvait la placette si fraîche d’Alcaniz, pareille à un puits d’ombre, ou la terrasse sous les arcades de Logrono… comme une escale après des heures de haute mer. » L’ombre est une escale, un havre, parfois un refuge.

L’ombre se domestique : comme l’eau et le vent font le moulin, l’ombre peut donner l’heure sur le cadran solaire.
L’urbanisme jongle avec les deux faces de l’ombre. Parce que l’ombre est un signe d’édilité bien pensée, l’ombre est un service public… à condition de la prendre dans son acception positive :
Elle est négative quand elle ne produit que l’insalubre, l’humidité, la promiscuité.
Elle est positive en devenant halte, accueil, ou gite. Quand, dans Coke en stock15, l’avion se pose en détresse sur une plage du « Kadeih », le pilote recommande aux naufragés du ciel « mais ne restons pas ici en plein soleil. Allons plutôt nous mettre à l’ombre de ces rochers en attendant les secours ».

Que préférez-vous ? La place et l’esplanade puissantes par le vide, où « l’espace vide monte à la tête16 », où l’on est à découvert, propices au défilé comme à la manifestation sous le soleil, le lieu d’où l’on est vu ?
Ou plutôt la ruelle, le marché couvert, l’arcade, le mail ou l’allée d’acacias, « les ombrages d’un boulevard 17», le porche d’église ou de mairie, d’où l’on voit ?

La ville fait chanter l’ombre et la lumière, elle ne s’imagine pas sans ses chatoiements d’ombre qui vous guettent et vous enveloppent. L’ombre maîtrisée est signe de confort urbain. La visite des beaux quartiers emmène l’auteur18 « en pleine lumière, devant les profonds parcs coupés d’ombres bleues, éclairés de la lueur fine des pelouses ou, selon les saisons, de l’éclat aérien des mimosas ou des rhododendrons ». De même, à Paris, au croisement des boulevards Raspail et Montparnasse à Paris, s’observent les deux cafés, lieux privilégiés de convivialité « en face, le café rival, à l’ombre quand la Rotonde était au soleil, au soleil dès que l’ombre enveloppait la Rotonde19 » La ville ou le village est l’exact contraire du soleil du désert et de l’ombre de la grotte. L’ombre urbaine apporte la fraicheur comme dans la « petite ville d’eau » où le prix Nobel Claude Simon devine « au pied des montagnes où les gens aisés de la ville fuyaient les étouffants étés : la même fraicheur sous les ombrages du parc, les mêmes omniprésents murmures de ruisseaux20… ». Et dans son voyage en Italie, les héros de Mauvignier21 ne voient pas autre chose : « nous marchions dans M., on regardait les rosiers et les petits potagers, les terrasses protégées par des treillis… ». L’ombre repose, permet de penser et de reprendre des forces pour… retourner à la lumière.

Dès lors, le règlement d’urbanisme, qui n’est que l’ombre portée de la municipalité envers l’architecte, va jouer de l’ombre et de la lumière, tel l’article UC7 de l’ancien POS de Marseille22 : « Considérant que l’article UC7 […], dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision attaquée, dispose que la distance mesurée horizontalement de tout point d’un bâtiment au point le plus proche des limites séparatives de la propriété doit être au moins égale à la différence d’altitude entre ces deux points, diminuée de 3 mètres, sans être inférieure à 3 mètres et que cependant les constructions peuvent être édifiées en dehors du volume ainsi défini, à condition que les prospects et l’ensoleillement des constructions voisines […] ne puissent s’en trouver compromis » Le juge administratif contrôle : « il n’est pas établi que la couverture de l’escalier extérieur du pavillon de M. J. soit susceptible de créer une zone d’ombre et d’humidité de nature à porter à la propriété de Mme G. un préjudice contraire aux dispositions de l’article UC7 précité ; de même, les articles 13 des PLU peuvent exiger des facteurs d’ombre par les règles sur “les espaces libres et plantations” qu’il s’agisse de sauvegarder les existants ou d’en créer de nouveaux.

Déjà, la circulaire ministérielle DAU/JC/UL n° 94093-96 du 22 avril 1994 traitait des paysages dans les POS : “les éléments du paysage à protéger peuvent être des espaces (espaces verts urbains par exemple), des structures paysagères (trames végétales, terrasses, murets, modes spécifiques d’implantation des constructions etc), des matériaux particuliers…”.
L’ombre est partie prenante de toute conception humaniste de l’urbanisme.

Urbanistes, élus, constructeurs et citoyens, combattez l’ombre délétère mais respectez le droit à l’ombre. Qu’il s’agisse du droit privé (pour une cour d’appel qui ordonne la suppression de projecteurs puissants dirigés sur la maison voisine rendue inutilisable par cette lumière violente subie même la nuit)23 ou qu’il s’agisse de droit public avec, par exemple, le bon réglage de l’éclairage public et la tolérance des clôtures et haies destinées à produire de l’ombre le long des voies publiques.
Urbanistes, élus, constructeurs et citoyens, sachez apprécier l’ombre, ses douceurs et ses occasions comme la paix qu’elle distille. Il sera toujours temps d’en sortir au bon moment pour retrouver les city lights24.

 

 

Note / Bibliographie :

Images de la page d’accueil : Shadow of a person on a cobbled street.jpg, Magdalena Roeseler, Creative Commons Attribution 3.0

1. Loi du 14 mars 1919.

2. Henri Pourrat 1889-1959)  Gaspard des montagnes  3ème veilée, 3eme pause.

3. Martin Opitz (1597-1639) Anthologie bilingue de la poésie allemande  Pléiade p.129.

4. Peter Heller La rivière Actes sud 2021 p.124 p.  traduit de l’anglais par Céline Leroy.

5. Peter Heller La rivière Actes sud 2021 p.71 traduit de l’anglais par Céline Leroy .

6. Idem p.21.

7. Peter Heller idem p.186.

8. Peter Heller  idem p.193.

9. CCass Civ3, 20 octobre 2021 n°19-13.233  pour un trouble anormal de voisinage par l’extension d’un immeuble qui fait que le voisin «  a désormais vue sur un mur de parpaings et  que la nouvelle construction fait de l’ombre à sa piscine ». Ou CCass Civ 3, 7 novembre 2019 n°18-17.267  pour un immeuble de 4 étages dont l’’ombre portée prive le fonds du voisin de lumière et d’ensoleillement.

10. Livre de James Patterson L’Archipel 2010 (traduit de l‘américain par Philippe Hupp).

11. Balzac Splendeur et misère des courtisanes   1ère partie « un paysage parisien ».

12. Jean Delumeau Rassurer et protéger Fayard 1989.

13. Laurent Mauvignier Dans la foule  Ed de minuit 2017  p.83 : ses personnages attendent devant le stade de pouvoir assister au match de foot : «  il faudrait attendre et nous allions encore attendre des heures, dehors, sous le soleil, devant une façade du stade… ».

14. Julien Gracq Carnets du grand chemin José Corti 1992 p.16.

15. Hergé Les aventures de Tintin   p.19.

16. Selon la formule de Julien Gracq à propos du terre-plein de Montlouis dans Carnets du grand chemin  précité p.22.

17. Claude Simon L’acacia Editions de minuit 2004 p.162.

18. Paul Gadenne (1907-1956) Les hauts-quartiers  Seuil Points éd 1991 .161.

19. Jean Giraudoux Siegfried et le Limousin Grasset 1922 p.16

20. Claude Simon   idem p.264.

21. Laurent Mauvignier  idem  p.390

22. Conseil d’Etat 15 avril 1988 M.J. n°50534.

23. Cour d’appel de Basse-Terre 30 novembre 2020 n°18/016111.

24. Charlie Chaplin Les lumières de la ville film de 1931.

Pour référencer cet article :

Christian Vigouroux, L’ombre et la ville, Openfield numéro 19, Juillet 2022