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Jean-Pierre Charbonneau

Jean-Pierre Charbonneau est urbaniste, consultant en politiques urbaines ou culturelles. Il a été nominé pour le Grand Prix de l’Urbanisme en 2002. Il a notamment participé à l’émergence d’une véritable démocratie locale dans le projet urbain de la ville de Saint-Denis depuis le début des années 2000.

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Démarche participative et concertation semblent souvent confondues, de quelle manière peut-on selon vous les définir et les distinguer ?

Je trouve moins intéressant d’explorer la différence entre les deux que d’approfondir le rapport que la transformation urbaine d’un territoire peut entretenir avec les publics. Ceux-ci désignent autant les résidents (que l’on nomme du terme trop générique d’habitants) que les commerçants, les salariés, les entreprises, les aidants, les pompiers…tous ceux en fait qui vivent ou exercent à certains moments dans ce territoire. Il y a en effet un enjeu fort à les impliquer le plus possible, en particulier pour que le projet tienne compte des multiples manières dont un lieu vit, des fonctions différentes et parfois contradictoires qu’il doit assurer.
Du coup le terme d’ « habitants », un peu mis à toutes les sauces, ne parle que de ceux qui résident, comme s’ils constituaient un corpus homogène et représentaient un intérêt supérieur. Il apparaît donc comme bien restrictif par rapport à la complexité justement de l’activité urbaine.
Impliquer les nombreux acteurs nécessite d’aller en chercher la multiplicité de points de vue et peut passer par des approches diverses. La participation en est une qui consiste à mobiliser de manière plus ou moins importante dans le processus de construction du projet, c’est à dire qu’une place est donnée aux publics dans le diagnostic, les choix, les propositions à chaque étape et dans le contenu final de ce qui est réalisé. Dans ce cas, la maîtrise d’ouvrage doit construire une méthode précise et efficace pour favoriser les expressions et avoir la capacité à en tirer des leçons. Elles doivent alimenter sa réflexion et le travail du maître d’œuvre qui met son professionnalisme au service d’une traduction pertinente des attentes et doit être un des garants de la qualité du projet final. Les règles et jeux de rôles sont précis et complexes.

La concertation consiste plutôt à donner de l’information sur des études, un travail en cours et à interroger, solliciter des avis qui nourriront la suite du travail professionnel. Elle se fonde d’abord sur la compétence de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre qui mettent en discussion leur production, tant au niveau de l’analyse d’un site et de ce qui devrait y être fait, que sur les propositions à chaque étape d’avant projet ou de projet.
Ces deux termes généraux cachent en fait une grande diversité de façons d’impliquer les publics et qui dépendent des contextes, des dynamiques d’acteurs, des volontés politiques, de la maturité des maîtrises d’ouvrage, des attentes ou revendications de groupes constitués…et appliquer des recettes est moins intéressant que de chaque fois concevoir un dispositif adapté : on ne lancera pas une participation soutenue par exemple si la maîtrise d’ouvrage est faible.

Depuis quelques années, de nombreux jeunes collectifs regroupant notamment des paysagistes, des architectes, des urbanistes ou encore des artistes s’emparent de ces questions. Y voyez-vous un effet de mode ou un nouveau paradigme ?

Il y a toujours un danger à penser que les démarches sont nouvelles parce que l’on ne connaît pas ce qui existe déjà. Dans les politiques de rénovation des quartiers de grands ensembles conduites depuis plus de 20 ans, de telles pratiques sont souvent et depuis longtemps mises en œuvre. Le succès des projets réalisés peut être inégal (comme toute action urbaine) et n’a pas résolu certains problèmes sociaux ou par exemple économiques. Mais cela ne signifie pas que l’on n’a pas avancé : il est judicieux de connaître déjà ce qui s’est fait, ce qui marche, les limites…
D’autre part le terme de nouveau paradigme est là encore général. Développer les pratiques d’implication des publics doit simplement faire partie de notre métier car c’est, sous certaines conditions dont nous reparlerons plus loin, une des clés de la qualité et de la pertinence de la transformation, permettant d’ancrer le projet dans la réalité du contexte et sa complexité, et non plaquant une image simplifiée ou esthétisante sur un territoire.
Mais il y a danger à l’inverse de penser que l’on peut en faire l’objectif ultime, qui se substitue au passage à l’acte. Ce qui doit nous guider est bien d’améliorer des territoires porteurs parfois de pathologies ou de difficultés lourdes, et pour cela, concerter ne suffit pas. On entend souvent dire que « l’habitant est au cœur du dispositif ». Cela peut se révéler un slogan assez creux si l’on n’est pas capable de transformer en actes la dynamique créée par la mobilisation et les désillusions ne sont malheureusement pas rares.

Du politique, du concepteur ou de l’habitant, à votre avis qui est le plus à même de lancer ce type de projets ?

Il n’y a pas de règles mais des contextes différents en chaque lieu. Parfois les élus eux-mêmes font de ce sujet un des fondamentaux de leur politique et doivent organiser les processus d’étude en fonction de cela. Mais il faut faire attention à ce que l’administration qui devra conduire de telles démarches en soit vraiment capable. Dans des collectivités aguerries, les responsables de projets maîtres d’ouvrage les intègrent souvent de manière plus ou moins approfondie. Il est cependant recommandé de ne pas les complexifier trop dès le départ et chaque fois de les construire en fonction du contexte des demandes, des dynamiques ou des compétences mobilisables.
Dans d’autre cas, c’est l’activisme d’associations qui incite à ce que de telles pratiques soient construites. Elles obligent là encore la maîtrise d’ouvrage à s’organiser, celle-ci pouvant faire appel si besoin à des prestataires extérieurs apportant leur savoir en animation ou participation. Il faut cependant être attentifs au fait que l’objectif final est bien de faire projet et de transformer, pas de faire de la concertation pour elle-même.
Ce danger peut-être dépassé si un concepteur est là pour exercer son métier et peu à peu faire avancer vers des réalisations. Il se trouve néanmoins dans une position difficile, jouant le rôle de maître d’œuvre et de maître d’ouvrage, ce qui n’est guère enviable, lui faisant prendre tous les rôles au lieu d’être seulement un acteur au service du processus.

Dans l’espace public, le paysagiste maître d’oeuvre intervient souvent et de manière classique dans un cadre déjà défini par un programme et un budget. A ce stade, il est souvent demandé par la maîtrise d’ouvrage d’aborder la concertation ou la participation des habitants sous la forme d’ateliers ou de réunions publiques. N’est-ce pas trop tard et contre-productif ? Quelle sont pour vous les meilleurs moments pour entamer une réelle démarche participative ou de concertation, et quelle place doit-elle prendre dans le processus du projet ?

Une telle démarche peut prendre toutes les formes et se situer à tout moment pourvu qu’elle soit adaptée. Au départ l’on peut par exemple solliciter des points de vue multiples qui nourriront l’élaboration du programme, constituant un regard à ajouter à ceux par exemple des élus, des techniciens, des société de transports, des commerçants… On peut au contraire engager les échanges après un premier travail d’investigation réalisé par le maître d’ouvrage avec l’aide ou non d’un concepteur et qui donne une proposition de diagnostic et les évolutions possibles. Le public alors peut débattre à partir d’illustrations qui facilitent l’expression.
Dans chaque cas en revanche il faut dire ce qui est de l’information et ce qui n’est pas encore décidé, faire l’effort de montrer des documents lisibles par chacun afin que la discussion puisse vraiment avoir lieu, rappeler au bout du compte comment se prendra la décision et par qui, essayer d’aller chercher des publics qui d’ordinaire ne participent pas…En fait un certain nombre de pratiques qui rendent la participation productive et n’aboutissent pas à l’incompréhension ou la déception.
En général, un projet peut être un support de dynamisme de la démocratie locale. Mais il n’y a pas de limite aux initiatives allant dans ce sens si l’on est capable de la mettre au service de la transformation. Mettre en lien actions culturelles et actions urbaines ou imaginer des évènements anticipant ce qui va advenir peut être tout à fait fécond.

Nombre de projets participatifs se construisent dans l’instant. Qu’en pensez-vous ? Connaissez-vous des exemples qui s’inscrivent dans la durée ?

Séparons ce qui est une action éphémère destinée à faire bouger un lieu ou une politique et peut être conduit par tout groupe sans imprimatur publique, de ce qui est de l’ordre de la responsabilité des collectivités et constitue un des éléments, une des étapes du processus de transformation urbaine et de vie sociale et politique.
La démarche participative doit être poursuivie tout le long du projet. Il est même important de l’anticiper et de créer un projet de concertation chaque fois adapté, qui s’inscrit dans le planning de l’opération et nourrit réflexions et décisions en continu.
Trop souvent la volonté sincère au début se heurte au manque de lien entre la conduite du projet et le dispositif de concertation. Ils fonctionnent alors en parallèle quand ils ne se contredisent pas. C’est bien de la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage que de faire qu’ils s’accompagnent l’un l’autre.

La gestion de consensus ne fait a priori pas projet. Quelle serait selon vous la bonne méthode afin d’éviter le risque de démagogie ?

Les rôles de chacun doivent être clairs.
On interroge des groupes sociaux afin de recueillir leurs points de vue. Il sont légitimes et à mettre à disposition des maîtres d’ouvrage et concepteurs comme un des éclairages. Ils peuvent d’ailleurs être tout à fait contradictoires. En revanche la conception est de la responsabilité du maître d’œuvre qui en possède la compétence. Trop de réalisations ont été faites « par les habitants » et se révèlent bien désolantes quelques mois après si la compétence du professionnel ne s’est pas exercée. L’aménagement d’espaces publics, l’architecture, le paysage sont des disciplines complexes qui nécessitent des savoirs, même s’ils demandent aussi de l’écoute.
La conduite de projet est le rôle de la maîtrise d’ouvrage : il organise les plannings, gère les budgets, mène les procédures administratives, organise la concertation, est l’interlocuteur de l’architecte…
La décision appartient au politique qui a mandat démocratique pour donner des orientations (éclairées par les points de vue et les étapes des études et projets) et arbitrer entre les intérêts différents, les logiques contradictoire : l’automobiliste et le piéton, le résident qui se couche tôt et le jeune qui a envie d’une vie nocturne, le gestionnaire des transports publics et le cycliste, le commerçant et le flâneur…
S’il y a confusion entre tous ces rôles, on aboutit à de la désillusion, de l’incapacité à agir, voire à la production de projets trop souvent de médiocre qualité.

 

Note / Bibliographie :

Jean-Pierre Charbonneau est urbaniste, consultant en politiques urbaines ou culturelles. Il a été nominé pour le Grand Prix de l’Urbanisme en 2002.

www.jpcharbonneau-urbaniste.com

Pour référencer cet article :

Sylvain Morin, Jean-Pierre Charbonneau, Openfield numéro 3, Janvier 2014