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L’urbanisme agricole

Dans un contexte de plus en plus urbain où l’agriculture tend à se marginaliser tant physiquement que culturellement, cet article part du constat d’une transformation nécessaire du projet urbain pour intégrer une vision agricole et productive constante. S’appuyant sur des expériences personnelles ou menant des parallèles avec des expériences extérieures, il a vocation à décrire et à regrouper de manière succincte une typologie nouvelle et non exhaustive de formes d’espaces productifs à l’échelle d’une société extrêmement urbaine, en tentant ainsi de proposer de nouvelles formes conciliant productions, usages urbains et formes urbaines.

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Il souhaite également promouvoir une lecture différente des formes agricoles contemporaines, en défendant la possibilité pour l’agriculture d’inventer de nouveaux paysages à la fois productifs tout en étant ouverts à d’autres perceptions et d’autres investissements, devenant alors pleinement porteurs de développement urbain et initiateurs de nouvelles esthétiques. La ville devient ainsi un nouveau territoire agricole, envisagée pour ses possibilités productives et comme espace futur de l’agriculture, en développant largement les bases d’un urbanisme agricole permanent. Ces notions sont ici décrites par ordre alphabétique.

Berger urbain

La notion de berger urbain naît du constat de la diminution générale des espaces agricoles, en appréhendant désormais la ville non pas comme réductrice de l’espace agricole mais à l’inverse comme le futur territoire à part entière de l’agriculture. Elle découle de l’importance conséquente des surfaces créées par le développement urbain qui n’ont pas d’usages ou de fonctions particulières et qui posent des problèmes d’entretien (espaces extérieurs des zones industrielles ou zones commerciales, parcs urbains, délaissés, bords d’autoroute, etc.), pouvant à l’inverse devenir facilement de nouveaux potentiels productifs.

La mise en place de bergers urbains implique la création d’un nouveau statut et d’une nouvelle forme d’agriculteurs intégrés au projet urbain. Il peut soit être envisagé d’installer des bergers en milieu urbain disposant toute l’année d’un troupeau permanent, soit comme dans les principes d’estives ordinaires d’employer des bergers qui pendant la période estivale pourraient garder des troupeaux collectifs (cf. estive urbaine).

Ces bergers peuvent être directement salariés par des collectivités ou par des associations comme c’est le cas dans certains endroits. Ils peuvent pâturer et valoriser des espaces publics (parcs urbains, bords de fleuves ou de canaux, friches, etc.) ou bien supposer des conventions pour l’utilisation de terrains privés (zones industrielles, certaines zones pavillonnaires, etc.). Cela implique préalablement d’inventorier les surfaces disponibles et leur qualité (en évaluant par exemple les risques de pollution des sols).

Le berger urbain ne doit pas se concevoir dans une visée unique d’entretien mais bien dans un principe productif. Il nécessite ainsi une structure plus complexe permettant la valorisation des productions (lait ou viande, valorisation de la laine, etc.) demandant la présence de certains éléments (abattoirs, locaux de transformation, filières de valorisation, etc.). Il suppose enfin une complémentarité agricole (prés de fauche, cultures pour l’alimentation et la litière, etc.) et amène à imaginer la construction de bergeries et la mise en place de systèmes de transhumance en milieu urbain.

Enclave agricole

La définition d’enclave agricole est liée au constat et à la lecture actuelle de positions agricoles désormais prises totalement dans le tissu urbain, et non simplement placées en situation de bordure urbaine. L’enclave agricole entraine de nouveaux statuts de formes agricoles, amenant lorsqu’ils ne disparaissent pas à la modification de systèmes productifs en ville vers des agricultures pleinement urbaines. Suite à l’analyse de certains de ces espaces dans la périphérie de Lyon en 2007, l’enclavement de positions agricoles montre l’apparition de nouveaux profils d’agriculteurs et la mutation de leurs pratiques. Des céréaliers avaient ainsi participé à la mise en place d’une sorte de parc agricole pour permettre leur maintien et étaient devenus pour la plupart double actifs en effectuant de manière complémentaire des prestations de service en entretien d’espaces verts, ou en effectuant de la fabrication et vente de pain dans des garages transformés au milieu des tissus pavillonnaires. Leur espace de production s’était dans le même temps restructuré pour porter des usages urbains liés essentiellement aux loisirs (chemins de randonnée, de jogging, ballades équestres, etc.). D’autres agriculteurs dans d’autres contextes avaient développé des conventions avec les collectivités locales leur permettant d’augmenter leur surface de production en utilisant des terrains publics délaissés ou représentant des coûts d’entretien conséquents pour ces collectivités. Dans ce cas la commune avait financé l’installation d’une clôture et le défrichement partiel du terrain, l’agriculteur s’engageant à valoriser cet espace par pâturage.
Au-delà de ces enclaves agricoles précises, la notion d’enclavement est aussi liée au constat d’une marginalisation générale des espaces agricoles et de l’agriculture dans une société extrêmement urbaine, à la fois physiquement comme culturellement. Le déplacement des espaces agricoles par une limite urbaine toujours en mouvement et grandissante amène à envisager la place de l’agriculture dans ce contexte d’une manière totalement différente. L’espace agricole « classique » étant peu extensible, l’agriculture n’étant pas dissociable du projet urbain au moins en terme de productions alimentaires, la ville comme territoire apparaît désormais comme le nouvel espace agricole possible et indissociable conduisant à retourner le mouvement d’absorption par la ville des espaces agricoles. Si les espaces urbains investissent les espaces agricoles, l’inverse peut bien s’imaginer. Cet enclavement montre aussi l’isolement progressif des agriculteurs dans une société où le rôle de ceux qui ont un rôle de production alimentaire (et donc de modification de l’espace naturel pour cet objectif) est de plus en plus faible. Il impose la définition d’un nouveau statut d’agriculteur, à la fois affirmé comme producteur dans une société nécessairement agricole, mais aussi pleinement associé au développement urbain, porteur et dynamique d’un nouveau projet agricole moderne.

Estive urbaine (cf. berger urbain)

L’estive urbaine est un principe d’utilisation d’espaces urbains ou actuellement non agricoles pour permettre une augmentation des surfaces estivales par des exploitants installés en dehors de la ville. Dans le même sens que la notion de berger urbain, elle suppose à l’image des principes d’alpage de regrouper des troupeaux sous la surveillance d’un ou plusieurs bergers qui auraient la charge de valoriser des espaces urbains. Si le mouvement historique des troupeaux dans les régions proches des zones d’altitude est celui d’une montée générale vers les sommets, il semble ainsi intéressant de définir une nouvelle transhumance en trouvant dans l’espace urbain une nouvelle expansion possible estivale pour décharger les pâturages permanents. Ces principes amènent ainsi à appréhender une nouvelle mobilité agricole transitant à l’intérieur des espaces urbains.


Expérience de l’installation ponctuelle d’un berger urbain dans le Parc de Gerland à Lyon / octobre 2007, agence Fabriques en partenariat avec Thomas Hanss, ingénieur paysagiste. Maîtrise d’ouvrage : Grand Lyon

Lotissement agricole

Le lotissement agricole est un lotissement pouvant être de type pavillonnaire (mais également industriel ou artisanal par exemple) intégrant des usages agricoles. C’est un principe de quartier densifié accueillant en son sein des espaces de production. Ces productions peuvent être de différentes formes en fonction des contextes : maraîchage, arboriculture, viticulture, pâturages, prés de fauche ou encore cultures. Il est ainsi envisageable de regrouper de manière cohérente les espaces bâtis pour permettre l’installation de surfaces de production à l’intérieur même de quartier neufs voire existants en fonction de leur forme. Le lotissement agricole implique une coresponsabilité, les habitants ou usagers pouvant devenir acteurs partiels de cet espace, et propose ainsi une nouvelle forme de contrat entre le rôle de producteur et de riverains. Dans le cas de l’élevage par exemple la surveillance du troupeau peut être renforcée et effectuée partiellement par ces habitants. Des complémentarités peuvent être développées, la récupération d’eau de toiture pouvant permettre l’abreuvement des troupeaux ou de compléter l’arrosage de cultures maraîchères, le fumier d’une bergerie peut enrichir les sols des jardins privatifs, etc.

De manière plus large, le lotissement agricole suppose d’imaginer la possibilité de nouvelles formes urbaines intégrant pleinement des pratiques agricoles et à des échelles beaucoup plus vastes.

Les nouveaux producteurs urbains ou les derniers agriculteurs

L’avènement d’une société extrêmement urbaine présume d’une nouvelle ère agricole, impliquant pour l’agriculture d’effectuer une mutation profonde supposant une révolution urbaine nécessaire. Cette transformation et ce contexte inédit jamais atteint auparavant, dans lequel les agriculteurs représentent désormais moins de la moitié de la population mondiale et où en France seulement 3% de la population active détient le rôle de producteur alimentaire, nécessite la définition d’un nouveau statut d’agriculteur. Si des personnes comme Henri Mendras décrivaient à partir des années 1960 la fin des paysans issus de communautés rurales très fortes, il semble que les agriculteurs qui leur aient succédé et qui sont devenus largement minoritaires cèdent et doivent désormais céder le pas à un nouveau profil de producteurs complètement urbains. On semble ainsi assister à la disparition de ces derniers agriculteurs, dans le sens d’une génération dont le rôle de producteurs exclusifs aidés par les moyens de l’industrialisation a été exacerbé sans pour autant les insérer dans le projet urbain, tant d’un point de vue physique que culturel. De nouveaux types de producteurs apparaissent à l’inverse aujourd’hui et depuis plusieurs décennies dont beaucoup sont même directement issus du milieu urbain et n’ont plus aucun lien avec les anciennes sociétés rurales, amenant à la définition d’un nouveau statut complètement modifié. L’agriculture doit dès lors intégrer et porter un nouveau projet culturel au sens d’une nouvelle vision du monde, l’agriculteur ne pouvant plus se reconnaître uniquement dans le statut de producteur alimentaire mais devant aussi acquérir une dimension beaucoup plus large en atteignant une cohérence culturelle et physique avec le projet urbain. La notion de nature par exemple se transforme profondément dans un contexte où la très grande majorité de la population n’a plus de rapport direct avec le vivant dans un sens de production et donc de domination nécessaire, ce qui a pourtant été la base culturelle historique de l’agriculture. L’agriculteur se doit ainsi de définir un nouveau contrat avec la nature pour être accepté, la question de la mort de l’animal ou de la transformation du vivant à notre profit apparaissant de plus en plus problématique et de moins en moins supportée. La ville nécessite pourtant de porter une vision productive et de ne pas l’ignorer, une société extrêmement urbaine étant de manière évidente une société extrêmement agricole, en partageant alors plus largement l’implication et la responsabilité agricole amenant à l’avènement d’un statut d’agriculteurs urbains et d’une mixité de l’espace de production, et en assumant pleinement que la ville soit productive dans un nouveau rapport au vivant.

Nouvelles friches bâties agricoles

Les nouvelles friches bâties agricoles supposent l’analyse et un questionnement sur la reconnaissance d’une nouvelle génération de patrimoine agricole issu des phases de l’industrialisation de l’agriculture. Les évolutions agricoles des dernières décennies ont entrainé, notamment dans les régions d’élevage, l’abandon partiel de bâtiments agricoles récents. On se trouve ainsi face à une nouvelle génération de bâtiments agricoles perdant leur vocation, mais qui à l’inverse des bâtiments antérieurs aux années 1950 à 1960 n’ont aujourd’hui aucune valeur patrimoniale reconnue. Si une part très importante du bâti agricole d’avant 1960 a été largement réhabilité pour du logement très souvent, au point qu’actuellement très peu d’anciens bâtiments agricoles n’étant plus sur les exploitations agricoles se retrouvent sans usages, le bâti agricole post 1960 apparaît comme le futur patrimoine rural voire parfois urbain qui sera certainement dans quelques années largement réhabilité et investi par de nouvelles populations extérieures à l’agriculture. Il convient ainsi d’imaginer, comme cela commence ponctuellement à se développer, la création de lofts dans d’anciennes porcheries industrielles des années 1980, des habitations dans des étables des années 1970, ou la récupération de vastes hangars ou étables en stabulation libre des années 2000 pour des équipements publics si certains de ces bâtiments récents viennent à leur tour à être abandonnés. Cette notion implique ainsi de porter un regard différent sur les constructions récentes agricoles et d’analyser leur diversité et la multitude de leurs formes, en appréhendant ces nouvelles formes bâties comme support possible d’autres appropriations extérieures et de développement urbain.

Parc agricole

Faisant suite au constat d’enclaves agricoles et à l’expérience de mise en pâturage ponctuelle de parcs comme à Gerland, à l’image aussi d’exemples présents dans différentes villes européennes comme à Barcelone ou à Milan, la définition de projets agricoles à l’échelle d’agglomérations urbaines passe par la mise en place de parcs urbains productifs. Ces parcs peuvent être crées sur des espaces agricoles préexistants ou non (enclaves agricoles ou « naturelles ») en ayant pour principe d’être d’abord pensés pour leur forme et leur vocation productive tout en ayant une valeur d’espace public ou semi-public. Ils peuvent aussi consister en la transformation de parcs urbains actuels en fonction de la forme de ceux-ci. Le principe des parcs agricoles est ainsi à partir de dynamiques agricoles de créer de nouvelles formes de parcs d’abord pensés pour leur vocation productive (mise en place d’espaces de productions) tout en étant polyvalents et en pouvant accueillir des usages urbains. Les pâturages peuvent permettre lors de leur temps de non utilisation d’autres évènements (ils peuvent devenir des terrains de jeux par exemple), les chemins d’exploitation peuvent servir de chemins de randonnée, ou encore les bâtiments peuvent héberger lors de leurs périodes de non-utilisation agricole d’autres usages (concerts, fêtes, etc.). D’abord réfléchis pour l’approvisionnement des agglomérations dont ils font partie, ils permettraient aussi une proximité de rapport des populations extérieures à l’agriculture avec les systèmes productifs. Au-delà, il semble que l’ensemble de l’espace agricole ou pouvant être agricole puisse tendre vers un statut proche, en valorisant un projet productif tout en accueillant et en portant des usages urbains.

Pâturage urbain (cf.berger urbain et estive urbaine)

En complément des notions de berger urbain et d’estive urbaine, le pâturage urbain est un principe plus général de valorisation des espaces enherbés qui le permettraient par la mise en place de troupeaux transhumants. S’il permet l’entretien de ces espaces le principe reste dans une visée productive, en fonctionnant soit par l’apport temporaire de troupeaux extérieurs, soit par l’installation de bergers urbains mobiles à l’intérieur des espaces urbains.

Paysages agricoles contemporains

La notion de paysages agricoles contemporains est liée à la volonté de concevoir un projet agricole capable de proposer des images et des espaces nouveaux à la fois productifs, environnementaux tout en étant polyvalents. La question de projets de paysages agricoles semble aujourd’hui très souvent liée à des formes paysagères anciennes ou très stéréotypées, fréquemment associées à l’idée de bocage et à la plantation de haies, ou plus largement mélangée à l’idée de paysages « naturels ». L’agriculture actuelle est à l’inverse souvent jugée pour avoir par l’industrialisation entrainé une banalisation des paysages. Si cette évolution peut poser des problèmes variés et conséquents sans pour autant juger ici de ces problématiques, il semble cependant que les formes paysagères agricoles récentes présentent une diversité non négligeable, liée à des formes productives et une spécialisation régionale accrue (entre espaces très ouverts de grandes cultures, espaces entièrement voués à l’élevage, à l’arboriculture, etc.). L’agriculture actuelle présente ainsi une typologie de formes paysagères, et il convient aussi à partir de cette compréhension de définir les bases d’un nouveau projet de paysages agricoles affirmé comme contemporain à l’échelle d’une société urbaine, et non de s’appuyer sur des formes anciennes plus ou moins idéalisées et fanstasmées. Enfin et plus largement cela suppose aussi que les formes d’agriculture comme l’agriculture biologique, paraissant novatrices et cohérentes à une échelle urbaine, puissent être dynamiques de formes de paysages clairement affirmées comme nouvelles et porteuses de modernité. L’agriculture doit être ainsi capable de proposer de manière positive et anticipatrice de nouvelles formes de paysages et de nouvelles formes de perceptions répondant aux enjeux actuels et futurs auxquels elle fait face.


Projet de paysage et d’architecture sur la ferme d’élevage de Vernand / agence Fabriques. Maîtrise d’ouvrage : EARL de Vernand

Projet agricole urbain

La notion de projet agricole urbain suppose la nécessité de définition, à l’échelle d’agglomérations urbaines, d’un réel projet agricole. Dans un contexte où les surfaces agricoles se réduisent et où les problématiques alimentaires se font de plus en plus pressantes, face également à l’effacement progressif de la politique agricole européenne, il semble que l’échelle régionale ou de communautés urbaines devienne la plus adaptée pour décliner des projets agricoles d’abord pensés pour favoriser l’autosuffisance de ces espaces et de leurs habitants. Le projet agricole urbain suppose ainsi d’analyser les territoires de ces agglomérations pour appréhender leur potentiel productif, et de mettre en place suite à cette analyse des systèmes d’exploitation adaptés et viables capables de valoriser les espaces urbains ou périurbains.

Urbanisme agricole

L’urbanisme agricole naît du constat de la marginalisation et de l’isolement récurrent du projet agricole dans le projet urbain. Dans une société extrêmement urbaine mais nécessairement agricole, il apparaît important que le projet urbain puisse être porteur d’un projet agricole. Plus largement, l’agriculture se doit d’être dynamique des constructions urbaines et doit être capable de proposer de nouvelles formes d’urbanisme. L’urbanisme agricole implique alors de porter un regard agricole permanent dans n’importe quel projet d’urbanisme, en questionnant le potentiel agronomique de chaque contexte et de chaque projet, en limitant au maximum les surfaces construites et en densifiant les constructions, en investissant prioritairement les espaces les moins intéressants en termes agronomiques, en recyclant en priorité les espaces bâtis qui ont perdu leurs usages, en installant partout où cela est possible une valorisation productive et en inventant des formes construites capables d’intégrer au maximum les moyens de leur capacité de subsistance. En quelque sorte, de faire en sorte que le projet urbain devienne à part entière un projet agricole.

 

Note / Bibliographie :

Henri MENDRAS, 1967, La fin des paysans, ed. Babel.

Pour référencer cet article :

Rémi JANIN, L’urbanisme agricole, Openfield numéro 1, Janvier 2013