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Pourquoi je suis ingénieur

Depuis presque cinq ans je suis ingénieur. Je n’ai pas besoin d’exhumer pour cela le papier cartonné que l’on m’a délivré un jour de juin et où cela y est inscrit à la fois en toutes lettres et de la manière la plus officielle qui soit. Je n’en ai pas besoin car le quotidien de ma vie professionnelle, les problématiques que je rencontre, les méthodes que je mets en place pour y répondre et la culture que je partage avec mes partenaires de projet, me le prouvent chaque jour.

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Je n’ai jamais voulu être ingénieur, j’ai voulu depuis toujours ou presque être paysagiste, je n’étais même pas une convaincue de la première heure sur ce choix de diplôme, inquiète du « prix à payer » pour obtenir ce titre. Et pourtant, j’ai été formée dans une école d’ingénieur et je le sais maintenant, dans une des meilleures qu’il soit.

J’ai eu l’occasion de travailler pendant deux ans dans un bureau d’étude d’ingénieurs qui en compte près d’un millier, de tous corps d’état. J’en ai aussi fréquenté par les hasards des rencontres un certain nombre depuis et pu explorer en quelque sorte, la diversité qu’il existe chez les ingénieurs. C’est un genre à multiples espèces, en constante évolution.


©BrooksShaneSalzwedel / Tendril 2010 16 x 24 inches Mixed Media

Si comme au sein d’un même genre dans le monde végétal, de grandes différences existent entre les espèces, à tel point qu’on ne peut soupçonner parfois leur parenté, il existe pourtant des fondamentaux qui les font se retrouver dans la même branche d’une même famille.

Il existe des ingénieurs très généralistes qui ont bien du mal à expliquer leur métier, et puis les plus spécialisés, hydraulique, structure, nucléaire, bâtiment, automatisme, informatique, finance, paysage… L’important n’est pas le domaine d’application, pour comparer à la médecine, un chirurgien cardiaque n’a rien à voir avec un pédiatre spécialisé dans une maladie orpheline, et pourtant ils appartiennent au même genre des médecins, sans aucun doute. Les ingénieurs ne peuvent se comparer en terme de compétences, l’ingénieur n’a pas de compétences réelles, il a avant tout des capacités, qui lui permettent de faire face à des situations nouvelles et complexes, de trouver des solutions spécifiques et une réponse adaptée à un problème posé.

Que fait-on chaque jour dans notre métier, si ce n’est chercher des réponses spécifiques et adaptées aux problématiques que l’on nous propose ? Ainsi, dans le monde des ingénieurs, des « vrais » comme osent dire certains, je ne me suis jamais sentie illégitime, car j’ai été formée au « niveau » d’un ingénieur, quelque soit ma spécialité. Je me suis sentie différente parfois, comme une espèce peut différer d’une autre, mais nous ne sommes ni autre chose, ni des sous-ingénieurs. Nous partageons la culture du projet et de la conception, chacun dans nos domaines, qui sont souvent pour chacun d’entre nous des passions.

L’ingénieur est un concepteur. On ne peut laisser opposer les deux. C’est une perversion du genre que d’imaginer que quelqu’un « conçoit » et qu’un autre fasse en sorte que cela fonctionne techniquement. C’est peut-être ainsi que travaillent certaines agences et bureau d’études dans notre domaine, chacun se complaisant à rester à sa place, l’un ne s’embarquant pas dans la technique qui l’engagerait alors dans la viabilité et l’autre se désengageant de la forme afin de rester dans des solutions qui le rassurent.

Et pourtant, l’ingénierie ce n’est pas cela. J’ai eu de la chance de travailler avec une génération d’ingénieurs qui malheureusement part doucement à la retraite aujourd’hui. Des gens épanouis qui inventaient chaque jour, qui s’amusaient des problèmes techniques comme de joyeux casse-têtes. J’ai rencontré des ingénieurs dans le commerce international qui développaient des projets sociaux innovants auprès des populations et qui bouleversaient des paysages par leur action.

Je pense sincèrement que l’Ecole nationale Supérieure de la Nature et du Paysage, non seulement forme des ingénieurs, mais de très bons ingénieurs, comme ils devraient tous être, c’est à dire transversaux, éclairés, curieux et malins. Ils cherchent, ils échangent, ils inventent, ils convainquent. Ce sont des ingénieurs et je suis fière d’appartenir à ce genre là. Nous aimons cette technique qui nous permet de matérialiser nos idées dans leurs moindres détails. Nous aimons la culture du projet, qui concentre tout ce qui nous traverse et nous alimente à chaque instant de notre vie.

« Deviens ce que tu es ». L’important n’est pas de devenir ingénieur mais bien d’être intimement convaincus que nous sommes, à notre manière et sans renoncements, des ingénieurs paysagistes, et ce, ni comme une fierté, ni comme une honte, mais comme un simple fait qu’il n’est plus nécessaire de justifier, mais peut-être seulement de défendre.

Je ne reviendrai même pas sur l’ingénieur du XIXème qui rirait maintenant de voir des gens faire la différence entre la conception architecturale et technique ou sur les philosophes grecs qui étaient aussi bien mathématiciens qu’astronomes. Mais la qualité de l’enseignement de cette école provient de sa pluralité, sa transversalité et le respect de ses composantes au service des idées, et c’est aussi son indépendance vis-à-vis des schémas établis. Je crois que l’ingénierie n’est pas un enfermement mais au contraire un genre suffisamment large pour que nous puissions y exprimer notre spécificité, sans dilution ni assèchement, si nous savons rester attentifs à nos valeurs et nos fondamentaux. Si nous convainquons toujours, l’ingénierie n’essaiera pas de nous absorber ou de nous aligner contrairement aux alternatives hypothétiques qui pourraient s’offrir à nous.

S’il faut l’exprimer haut et fort, car on croit plus aisément le convaincu, s’il faut combattre les clichés à tous vents, s’il faut affirmer encore que l’on peut être un ingénieur et aimer l’art et la culture, et être un paysagiste et aimer les sciences et les techniques, alors je le ferai avec tous ceux qui comme moi aiment ce métier et sont prêts à le défendre.

Raphaëlle Chéré

Ingénieur paysagiste


©BrooksShaneSalzwedel / Reflection 2010 16 x 24 inches Mixed Media

 

Note / Bibliographie :

Images issues du travail de Brooks Shane Salwedel www.brookssalzwedel.com/

Pour référencer cet article :

Raphaëlle CHÉRÉ, Pourquoi je suis ingénieur, Openfield numéro 1, Janvier 2013