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Lettre de Thomas Hanss

Paysagiste indépendant

Louhans, le 15 mars 2012
Le retard existe-t-il ?
Ne serait-ce pas juste une impression qui surgit lorsqu’un décalage devient perceptible entre l’idée d’un « juste délai » et le temps qu’il faut réellement à une chose, une idée, une rencontre pour advenir ?
L’idée et la chose, cela à voir avec ça.

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C’est le retard que je prends pour écrire cette lettre (elle était attendue pour la fin de l’année dernière) qui me met sur cette piste puisque j’avais essayé de me mettre à sa rédaction deux ou trois fois avant que des mots veuillent bien se « coucher » sur l’écran. Cette piste de l’idée et de la chose, j’y reviendrai.

Toujours est-il que ce retard est heureux puisqu’il me donne une accroche : la proposition (ou bien la façon dont je l’ai perçue) d’expliquer mon parcours, mon point de vue, mon rapport au métier d’ingénieur paysagiste ne m’inspire de prime abord pas grand chose. Un « trop à dire » qui se mue en silence. Y penser me met face à une sorte de breuil mental, où les buissons se mêlent aux ronces, où j’avance lentement, retenu par les branches, où voir la trace d’un chemin clair me paraît délicat.
Ce qui suit pourra manquer de cohérence et sera fragmentaire, par paresse peut-être mais aussi par incapacité à prendre le recul nécessaire pour ordonner les faits et ma pensée en un ensemble aux contours nets. Il est un peu tôt pour que je m’engage dans une telle entreprise. Je vais donc tirer un fil et le suivre le temps de ces pages. Cette lettre sera pour moi une sorte de prise de notes adressée.

Voilà quatre ans, trois mois, une semaine et quatre jours que j’occupe la fonction sociale et professionnelle d’ingénieur paysagiste en libéral. Qu’en dire ?

Dire a posteriori que cette durée a été enjambée à la vitesse d’un trait de poudre qu’on vient d’allumer.

Dire qu’improviser sa subsistance au quotidien, fraîchement sorti d’une école et sans filet, peut être une gageure (mais pas toujours). En ce qui me concerne, et c’est heureux, je me suis rendu compte de cette gageure trop tard, après avoir mis les doigts dans l’engrenage. La vie et les rencontres se sont occupées du reste.

Dire qu’entre la fin de mon cursus d’études et aujourd’hui il y a eu d’incessants mouvements (géographiques et mentaux) et que dans son étendue, cette durée s’est faite chamarrée, entre des chemins professionnels espérés qui tournent courts (peut-être pour y revenir, plus tard) et des pistes inattendues, la découverte d’autres territoires fertiles à explorer.

Dire que dans la balance entre les déceptions / désillusions (un mal pour un bien ?), les doutes et les raisons de poursuivre l’aventure, une sorte d’équilibre s’est maintenu tant bien que mal… et peut-être même plutôt bien que mal.

Dire combien j’ai pu faire le constat de l’absence d’une langue commune dès que pointe la notion de paysage. Lacune qu’il faut à chaque fois combler pour échanger et concevoir avec ceux à qui s’adresse mon travail : maîtrises d’ouvrage publiques, clients privés, publics de conférences ou de lectures de paysage.

Une langue, voilà bien ce qui retiendrait le plus mon attention dans cet exercice de mise en perspective des quelques années passées.

Une langue pour discuter ensemble du paysage, de ce qui nous est à la fois le plus commun et le plus intime. Une langue pour discuter avec l’autre du monde pour prendre des décisions d’actions sur celui-ci, pour l’ajuster, maintenir son équilibre ou le nôtre en son sein. Une langue pour prendre part à l’écriture du fil de sens qui nous relie en tant qu’individus et collectifs à ce monde qui s’étend au-delà de nos peaux…

La recherche de cette langue est qui ne cesse de me questionner et aussi ce qui me fait toucher sans cesse mes limites. Formuler cette langue et la partager, l’exercice n’a rien de neuf : le vivre ensemble, le partage et l’écriture du sens… Autant de vieilles questions que chaque époque se repose avec ses mots, depuis son point de vue.

Est-ce pertinent d’en faire l’objet qui occupe ses journées ? Y a-t-il là quelque chose à trouver ? Je ne sais en fait pas grand-chose, et quelle importance de savoir ou pas après tout ?

Le cœur y est.

Comprendre le monde, échanger à son propos et agir sur lui demande toujours de développer des outils qui permettent de le faire. Besoin de concevoir des sortes de pièges ou de tamis, dont le rôle est de faire réagir le monde en capturant quelque chose de lui. Constructions que le monde aussi fait réagir à son tour : si les pièges, les mailles, ne capturent rien (ou pas ce que j’espérais saisir de lui) alors il me faut réviser leur configuration.
Ce programme pourrait paraître abstrait, pourtant c’est lui qui m’occupe quotidiennement à travers les différentes missions qui alimentent ma vie professionnelle : études urbaines, parcs ou jardins privés, maîtrise d’oeuvre pour des clients publics,…

Cette volonté d’une langue pour dire et partager ce qui du monde est perçu, ce besoin d’outils pour le saisir et le faire réagir, pour le comprendre me ramène en somme à ce qui a initié cette lettre : l’idée et la chose.

Car le travail autour du paysage m’amène au constat d’un besoin nécessaire de dépassement entre l’idée (celle que je me fais, celle que d’autres se font) et la chose (disons le réel tel qu’il est et tel qu’il pourrait être, si tant est qu’il soit possible de l’approcher, d’en saisir les contours).
Travailler sur les questions relatives au paysage demande, avec une constance implacable, à clarifier ce rapport entre les idées et le monde, avec sa matière, ses devenirs possibles et sa vie propre, puisqu’il en est une de fait en dehors des limites de ce que l’humain conçoit et contrôle.

Une chose est sûre, je continue mon chemin en paysage, un chemin souvent incertain et mouvant. Il est impossible de saisir le paysage dans son étendue. Il est le champ de toutes les projections et dans le même temps se génère à partir de celles-ci. Cela confère à sa nature un flou parfois inquiétant, mais c’est aussi ce qui donne à la notion de paysage sa plus grande force : celle d’être toujours un devenir, toujours vivant, un champ où les choses, toujours, en surface ou en épaisseur, se réinventent.

 

Pour référencer cet article :

Thomas HANSS, Lettre de Thomas Hanss, Openfield numéro 1, Janvier 2013