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Sauvé deux fois par les graminées

Pour la seconde fois, mon jardin m’a sorti d’une grosse dépression. La première fois, c’était en 2008 quand j’ai eu un de mes premiers problèmes cardiaques. Je venais de perdre mon emploi de journaliste, je fumais trop, j’ai dû être opéré mais surtout je fus dans l’incapacité de travailler dans le jardin pendant de longues semaines d’hiver. Inquiet, sans courage, je regardais par la fenêtre les pots de fleurs et de géraniums attaqués par le gel et je ne pouvais pas les sauver car je n’avais pas la force de les mettre à l’abri.

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Pas question de rentrer du bois pour faire le feu dans la cheminée. Impossible de ramasser les feuilles mortes. Je me rassurais en pensant que n’importe quel jardin aime passer une période de repos complet sans la moindre intervention humaine mais c’était ma condition médicale que je voyais dans froid et le vent.
Ma maladie avait rompu le lien avec mes plantes et la nature.

Pendant ma convalescence, j’ai alors décidé de transformer mon petit champ de cosmos et de fleurs annuelles en plate bande de graminées. Ainsi, plus besoin de retourner la terre, désherber les semis et arroser pendant les soirées d’été. Ma nouvelle condition cardiaque m’a dirigé vers un jardin plus naturel, sans grand effort physique. Et ce qui m’a sorti de cette déprime, c’est de feuilleter tous les soirs l’Encyclopédie des graminées de Rick Darke (Édition du Rouergue, 2007). Avant de m’endormir, je dessinais ce jardin, plante par plante, travaillant sur la perspective du massif, les différentes inflorescences, leur degré de résistance, la poésie qu’ils inspiraient en moi.
J’ai passé ces mois d’hiver à chercher ces plantes dans les catalogues puis à rêver de leur développement. Je quittais l’idée d’un parterre de milliers de fleurs identiques, phénomène de l’été, pour un jardin qui resplendit surtout en hiver, quand tout est gris et que les miscanthus et panicums sont les plus beaux, bougeant au moindre vent, toujours droits sous la pluie et la neige. Je me suis sorti de cette déprime hivernale, symbole de mon passage à la cinquantaine, en transformant mon jardin de juillet en jardin de décembre.

Je me sentais bien mieux depuis mon opération mais les maladies du cœur ont cet effet : quelque chose s’était brisé dans la poitrine. C’est un cap philosophique dans la vie, une transformation intérieure, une douleur absolument unique qui vous rappelle que vous devrez vivre, désormais, avec une autre fragilité. Plus possible de remuer de gros blocs de pierre comme avant ou de retourner la terre du potager d’un coup, en une seule journée. Le jardin est un confident, il vous observe quand vous n’êtes pas bien, quand vous ne voulez pas qu’on vous regarde. Il existe un lien entre vous et les plantes et les arbres si spécifiques que vous avez choisi. Ils sont le miroir des soins que vous leur avez apporté. Vous les regardez saison après saison, presque jour après jour, ce sont vos amis silencieux.

Les années suivantes, les petits plans en godets ont grandi et le parterre est désormais une masse imposante de vagues végétales qui ondulent sous la brise. À chaque moment de l’année, je les vois des fenêtres de la maison comme un souvenir médical douloureux transformé en renaissance. Ces plants solides, increvables, qui s’élancent chaque printemps vers le ciel sont la preuve de mon adaptation. Je suis tombé dans la mode des graminées, je n’ai pas honte de ce cliché culturel qui a transformé l’image des ronds points sur les routes françaises. Je m’en fiche, une plante est belle pour sa valeur intrinsèque et je suis heureux quand elle se plaît dans mon jardin. Certaines d’entre elles se ressèment partout où elles se sentent bien et particulièrement dans le gravier, je peux les offrir à mes amis ou à mon voisin.

Cet hiver, à nouveau, une autre déprime s’est abattue sur moi après les attentats de Paris. Je vis à la campagne en Normandie mais cela m’a presque autant affecté que ceux qui habitaient près des attaques. J’étais seul, sans argent (ayant dégringolé dans l’échelle sociale depuis le chômage), désespéré par la société française, j’allais avoir 58 ans, ce qui est beaucoup pour moi. Je ne me suis jamais préparé à vivre si longtemps. Pour ajouter à mon désespoir, il fallait déménager et quitter ce jardin à qui j’ai donné les quinze dernières années de ma vie, ce jardin qui n’avait rien quand je suis arrivé, couvert de tas de gravas et de ronces. Pendant le mois de décembre, j’étais abasourdi par la grisaille d’un hiver sans neige et sans luminosité. Je sombrais dans l’envie de me réfugier dans le sommeil et la tristesse de devoir quitter les arbres que j’avais plantés, les buis taillés en boule, les murs de pierre sèche que j’avais créés. C’était la fin d’un cycle et je me demandais si j’aurais la force de me transformer à nouveau, comme je l’ai fait plusieurs fois dans ma vie.

Et puis, progressivement, dans mon lit où je me réfugiais l’après midi, j’ai ressorti mon Encyclopédie des graminées et je me suis dit que la nouvelle maison que l’on me proposait, avec ses deux hectares de prairie inclinée, comme un amphithéâtre, ce serait en fait le rêve d’un jardin éclaté, version nature. Au lieu de parquer mes graminées dans deux rectangles bien délimités, je pouvais leur offrir une nouvelle vie dans un vrai champ, encore plus ouvert à la lumière et au panorama. Avec tous ces pieds de miscanthus achetés en 2008, j’avais de quoi les diviser et les multiplier par dix. Enfin, je pouvais entrevoir un effet de masse où les plantes auraient tout l’espace dont elles ont besoin. C’est un peu comme libérer des volailles d’une basse-cour fermée pour les laisser vivre au grand air.

Sans faire exprès, j’ai sorti feuilles de papier et crayons et j’ai commencé à prendre des notes afin de choisir l’emplacement des sujets de mon prochain jardin. Comme je me suis donné un an pour déménager, je peux organiser le transfert de ces plantes sur plusieurs saisons. Bien sûr, je ne vais pas tout prendre, ce serait épuisant, je ne prendrai que ce qui est facile à transplanter : les buis pas trop grands, quelques rosiers, un ou deux plicatum Watanabe, toutes les fougères, tous les géraniums vivaces, toutes mes primevères, toutes les plantes aromatiques et toutes mes graminées.

Mais avant cela, il faudra que je m’attaque à la prairie ou ce qu’il en reste. En quelques années à peine, les deux tiers du terrain ont été envahis par les pires de mes ennemis depuis toujours : fougères Aigle, ronces, orties et chardons. Ce terrain vague doit être totalement brûlé, puis arraché. Je sais que je m’attaque à un défi immense qui d’ailleurs sera peut être plus fort que moi. Je pourrais très bien glisser et me casser une jambe comme en 2013. Mais s’il y a quelque chose que j’ai apprise en grandissant à la campagne, c’est l’efficacité du feu. Je suis un expert dans le nettoyage grandeur nature, mettre le feu à une prairie est un des grands plaisirs du jardinier. Le feu est ce qui ressemble le mieux à un aménagement de terrain sans grande machine. Si on calcule bien la vitesse du vent et surtout l’arrivée certaine d’une averse afin d’étreindre les flammes si elles s’approchent des arbres, tout est réglée en une heure à peine. La combustion est tellement rapide que le feu laisse place nette en quelques minutes, sans braises. On peut tout de suite marcher sur la terre recouverte d’une fine couche de cendres et c’est le meilleur moment pour semer coquelicots ou bleuets. Avec la chaleur du mois d’avril, les graines ont de fortes chances de germer sur cette surface dégagée.

Je suis toujours surpris de voir que la presse qui s’intéresse au jardinage passe à côté de nombreux sentiments qui sont pourtant existentiels quand on travaille au jardin ou dans la nature en général. On aborde toujours cette passion sous un angle esthétique (achetez telle plante car elle est jolie) ou sous un angle didactique, celui du “How to” : comment planter les choux, comment planter un arbre, comment tailler un rosier. Tout jeune, je lisais Mon jardin et ma maison puis, dans les années 80 j’ai découvert Gardens Illustrated et The Garden. Je voyais bien que la manière anglaise de parler du jardinage était bien différente de celle que l’on trouve en France. Une maquette plus jolie, des articles avec des experts. Mais toujours peu d’articles sur les bienfaits métaphysiques de la nature. Pourtant la passion fondamentale du jardinage est diffuse, elle s’exerce au détour d’une activité ou d’une promenade la nuit. Le jardinage est beaucoup plus que le simple fait de récolter des fruits et légumes ou de jolies fleurs. Tout s’exerce en amont dans le dessin imaginaire que l’on crée pour son jardin, avec toutes les erreurs que l’on fait au début, ou tout simplement les envies, les tentatives. Aimer son jardin est parfois dévorant au point de ne plus vouloir partir en vacances en été, un petit jardin peut alors faire concurrence aux plus belles plages du monde. Personne ne décrit ces phénomènes poétiques extrêmement courants comme la pluie ou le chant des oiseaux ou des criquets. Personne ne parle vraiment de ce que nous avons perdu depuis notre jeunesse comme les verts luisants sur le bord des routes des années 60, la disparition des immenses ormes dans les années 70 et certaines espèces d’oiseaux.

Il existe dans le jardinage une notion de travail qui ressemble beaucoup à l’aménagement du territoire ou à l’architecture. Même dans un petit jardin, une margelle, un mur ou un fossé sont le début d’un micro climat. Je fais partie de ces fous qui adorent les cailloux par exemple. Je les mets de côté, je les rassemble dans des cageots et quand j’ai besoin d’étouffer la terre pour empêcher les mauvaises herbes d’étouffer un jeune buisson, j’utilise ces cailloux pour faire un lit minéral. Je pense que chaque jardinier a plusieurs marottes de ce genre qui viennent souvent de l’inconscient ou d’une photo que l’on a oubliée ou un documentaire regardé un jour tard le soir devant la télé, quand on commence à s’endormir. Il faudrait presque développer une psychanalyse du jardinier, ce serait amusant. Pourquoi, au milieu des milliers de nouvelles plantes commercialisées ou importées de l’autre bout du monde, on cherche un souvenir enfoui de jeunesse. A presque 60 ans, je sais désormais que la nature est vraiment ce qui m’a permis de survivre aux plus durs moments de ma vie, cet espoir, après toutes ces années passées à Paris, de vivre enfin proche du végétal et de la terre. Je pense, par exemple, qu’un feu dans la cheminée est un antidépresseur pour toute la famille comme un bouquet est le point central de toute pièce, même s’il est caché sur un coin de fenêtre. Le jardin, même minuscule, est toujours rattaché au reste du ciel, il est un petit point qui nous relie à l’infini de l’espace. Sous la croûte de la terre, les bêtes du sol qui nous parlent des profondeurs. C’est ce que l’on devrait raconter dans les magazines de jardinage, cette relation que nous avons avec un lopin de terre et comment les heures de la journée ricochent sur notre travail, comment les saisons sont bien davantage que des travaux d’entretien et pourquoi nos pas se dirigent naturellement vers un coin délaissé pour en faire un petit prodige ou, au contraire, lui donner la liberté de se débrouiller tout seul, même avec des plantes que l’on déteste. Comme des orties.

Cette dimension thérapeutique du jardin est désormais utilisée dans les structures de soin et d’aide pour les personnes malades ou en difficulté sociale. Le jardin vous sort de la dépression parfois sans autre intermédiaire. Il est si puissant, tout en restant un soft power, qu’il intervient directement sur notre imagination et nos rêves, donc nos projets pour le futur. S’endormir en faisant le point sur ce que l’on a fait dans le jardin et se réveiller en pensant au travail que l’on va poursuivre est sûrement la plus belle manière de trouver le sommeil, à moins, bien sûr, d’avoir la personne que l’on aime dans son lit. Je ne vois rien d’autre de plus léger et optimiste. La mer et la montagne sont plus puissantes mais beaucoup plus dangereuses. Dans notre société dévorée par la rapidité et la prise de risque, le jardin est inoffensif, c’est son moindre défaut, et nul doute qu’il prendra une part de plus en plus importante dans l’urbanisme moderne pour revenir à une époque rurale pas si lointaine où tout le monde cultivait quelque chose devant la cuisine. Une vista ouverte vers un bonheur motivé par la simplicité et la décroissance

 

Pour référencer cet article :

Didier Lestrade, Sauvé deux fois par les graminées, Openfield numéro 7, Juillet 2016

Crédit photographique © Frédéric Javelaud